L’Année Saint-Paul est une occasion de commémorer cet apôtre dont les écrits sont fondateurs de la tradition chrétienne. Le 8 mars, Journée mondiale de la femme, se prête bien à un moment d’arrêt sur un sujet toujours bien chaud : sa vision de la femme et de son rapport avec l’homme. La femme est-elle égale à l’homme ou lui est-elle à jamais – volonté de Dieu – subordonnée ; dépendante de l’enseignement de l’homme pour ce qui concerne son identité et sa place, son projet de vie, dans l’Église et dans la société?
J’aborderai la question à partir des écrits de Paul, en examinant les textes qui lui sont incriminés et l’impact que cela a eu sur la conception de la femme et de l’homme. Puis, je proposerai une lecture théologique de sa vision de la création nouvelle et ses implications pour l’identité de la femme, ses rapports avec l’homme.
I. Paul, ses textes et ceux qui lui ont été attribués
1. Dans la tradition chrétienne, il y a Paul, puis tous ceux qui l’ont commenté par la suite : il faut en faire la distinction.
2. De Paul, nous avons des écrits bien authentifiés de lui et d’autres qu’on lui a attribués, mais qu’aujourd’hui on distingue des siens à proprement parler : ce sont les écrits deutéropauliniens (Ephésiens et Colossiens) et tritopauliniens (Épitres Pastorales : l’épître à Timothée par ex. et son trop célèbre chapitre 2, 9-15).
3. Relisons les textes de Paul que l’on trouve dans les épîtres authentifiées comme siennes. J’utilise les traductions de la Bible de Jérusalem [BJ] (1998) et de la Traduction œcuménique de la Bible [TOB] (1983) et ma propre vérification des textes originaux [1].
Le texte le plus souvent cité est 1 Co 14, 34-35 :
Comme cela se fait dans toutes les églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées : elles n’ont pas la permission de parler ; elles doivent rester soumises, comme dit aussi la loi. Si elles désirent s’instruire sur quelque détail, qu’elles interrogent leur mari à la maison. Il n’est pas convenable qu’une femme parle dans les assemblées. [BJ]
Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de prendre la parole ; qu’elles se tiennent dans la soumission, selon que la Loi même le dit (Gn 3, 16, créée seconde, tel qu’interprété par le judaïsme du temps). Si elles veulent s’instruire sur quelque point, qu’elles interrogent leur mari à la maison ; car il est inconvenant pour une femme de parler dans une assemblée. [TOB]
Ce texte, avec celui de 1 Co 11, a été l’objet de ma première publication, en 1970. J’ai adopté alors la position que de nombreux exégètes, dont ceux de la Bible de Jérusalem, soutiennent encore aujourd’hui. Ces deux versets, qui insistent sur l’obéissance à la loi, ne sont pas de Paul. Ils ont été insérés dans l’épitre plus tard ; il s’agirait d’une interpolation ou d’une note marginale tardive d’un copiste. Ils reflètent « la misogynie de 1 Tm », comme le note la Bible de Jérusalem. D’autres, dont Michel Gourgues (2009), disent :
Paul n’exprime pas sa position personnelle – elle contredirait celle qu’il a énoncée quelques chapitres auparavant en 1 Co 11, 5 – mais il fait plutôt écho, en y réagissant en 15, 36, à une position restrictive (genre de slogan) de certains Corinthiens, peut-être d’origine juive, désireux de réduire la femme au silence dans les assemblées liturgiques. (p. 40)
De fait, dans ce chapitre, Paul commence par énumérer une hiérarchie des charismes – sans spécifier le sexe – puis, aux versets 30-31, il rappelle les règles pratiques à propos de la prophétie : « Tous les membres de la communauté peuvent prophétiser, à tour de rôle, afin que tous soient instruits et corrigés[…et exhortés] ». Sans spécifier de sexe, donc, les femmes aussi.
Quels sont ces propos de Timothée auxquels renvoient ces versets, eux aussi attribués à Paul pendant des siècles ?
1 Tm 2, 11-15 :
11. Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. 12. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme [ni de dominer l’homme]. Qu’elle garde le silence [Qu’elle se tienne donc en silence]. 13. C’est Adam, en effet, qui fut formé le premier, Ève ensuite. 14. Et ce n’est pas Adam qui se laissa séduire [qui fut séduit], mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression [c’est le femme qui, séduite, tomba dans la transgression]. 15. Néanmoins [Cependant] elle sera sauvée en devenant mère [par sa maternité], à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté [à condition de persévérer dans la foi, l’amour et la sainteté, avec modestie].
Nous savons aujourd’hui que ce texte n’est pas de Paul. Au sujet de la culpabilité d’Ève, il n’a qu’une allusion, plutôt discrète, dans 2 Co 11 : 2-3 :
…car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ. Mais j’ai bien peur qu’à l’exemple d’Ève, que le serpent a dupée par son astuce, vos pensées ne se corrompent en s’écartant de la simplicité envers le Christ. [BJ]
…pour vous présenter au Christ, comme une vierge pure, mais j’ai peur que – comme le serpent séduisit Ève par sa ruse – vos pensées ne se corrompent loin de la simplicité due au Christ. [TOB]
Si nous revenons à la 1ère épître aux Corinthiens, nous voyons que si Paul est l’auteur des versets 14, 34-35, il se contredit au chapitre 11. En effet, il y dit que les chrétiennes peuvent prier et prophétiser dans l’assemblée si elles ont la tête voilée.
Nous nous trouvons ici devant un des textes qui démontrent le plus l’embarras de Paul lorsque, face à des problèmes d’ordre dans l’assemblée, il doit tenir ensemble sa vision du salut en Jésus Christ – et son ordre nouveau – et l’ordre établi de la loi, culturelle et religieuse. C’est en plein « ordre ancien », sous la loi, celui du régime mosaïque mais aussi patriarcal de Rome et en Grèce, que Paul devait appeler à l’ordre « nouveau » de la grâce, de la création nouvelle qui s’est opérée en Jésus Christ avec ses implications pour les rapports humains dont les rapports homme-femme.
Voyons le texte d’un peu plus près : 1 Co 11, 3-16.
1. Il y a un problème d’ordre dans la communauté de Corinthe lorsqu’elle se rassemble pour prier. Une querelle de couvre-chef ! Paul veut rappeler les chrétiens et les chrétiennes à l’ordre. Il commence par les féliciter d’être fidèles aux traditions qu’il leur a transmises et il ajoute : « Je veux pourtant que vous le sachiez » (v.2). Et il se lance dans une argumentation qu’il faut suivre jusqu’à la fin pour en saisir la structure et les nuances.
2. Paul avance un argument de nature qu’il encadre d’un argument théologique : deux arguments qui sont invoqués par ceux qui dénoncent le désordre et qui se basent sur l’interprétation rabbinique de Gn 2, 18-19 (la femme créée seconde).
Je veux pourtant que vous sachiez ceci : le chef (kephalè, tête, origine cf. trad. de BJ) de tout homme (aner), c’est le Christ ; le chef [BJ : origine] de la femme (gunè), c’est l’homme ; et le chef [BJ : origine] du Christ, c’est Dieu. (v. 3) [TOB]
Le chef de la femme c’est l’homme (argument de nature)
Le chef de tout homme c’est le Christ (argument théologique hiérarchique)
Le chef du Christ, c’est Dieu.
Paul se donne ici le tremplin qui peut amener l’argumentation ailleurs, dans l’ordre nouveau : le « Tout vient de Dieu » et le « dans le Seigneur ».
3. Ce qui est en litige : les coutumes admises des couvre-chefs de l’homme et de la femme.
4. Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. 5. Mais toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef ; car c’est exactement comme si elle était rasée. 6. Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre ! Mais si c’est une honte pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle porte un voile ! [TOB]
Je n’irai pas dans tous les détails de cette dispute. Retenons-en que dans la communauté la coutume était que les hommes devaient prier ou prophétiser la tête découverte (cela a changé depuis, dans le monde juif du moins !). La femme devait prier ou prophétiser la tête couverte d’un voile ou les cheveux remontés (les femmes de mauvaise vie avaient les cheveux dénoués ou rasés). Il semble que des membres de la communauté – femmes et hommes – pratiquaient l’inverse et mélangeaient les «genres» admis, pour parler comme aujourd’hui. Ce que nous devons retenir pour notre réflexion c’est que, pour Paul, les deux, la femme et l’homme, peuvent prier et prophétiser dans l’assemblée (donc, le contraire de ce que disent les versets 14, 34-35) s’ils le font selon les coutumes du temps.
4. Puis Paul revient à l’argument rabbinique : « L’homme, lui, ne doit pas se voiler (couvrir) la tête (en portant ses cheveux longs) : parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; mais la femme, elle est la gloire de l’homme ». Or, le premier récit de la Genèse v. 27 dit bien et la Bible de Jérusalem le rappelle : « Dieu créa l’homme (le ha’adam – l’être humain) à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme (ish) et femme (isha) il les créa » (v. 7).
5. L’argument rabbinique poursuit, toujours en ligne avec Gn 2 : la femme a été créée seconde, d’où sa dépendance de l’homme :
8. Car ce n’est pas l’homme (en effet) qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme. 9. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme». 10. Voilà pourquoi la femme doit porter sur sa tête la marque de sa dépendance (BJ : signe de la puissance maritale : se coiffer convenablement], à cause des anges[2]. [TOB]
6. Puis, il se passe quelque chose dans l’argumentation. Les Pères de l’Église n’ont pas toujours pris la peine de se rendre jusqu’à la fin de l’argumentation de Paul ! Celui-ci introduit un argument théologique de l’ordre nouveau, « dans le Seigneur » Le verset 11 évoque la création nouvelle, l’oikonômia, l’être humain nouveau :« Pourtant, la femme est inséparable de l’homme et l’homme de la femme devant le Seigneur » [Aussi bien, dans le Seigneur, la femme n’est pas autre que l’homme, et l’homme n’est pas autre que la femme.]
7. Paul en rajoute au verset 12 : « Car si la femme a été tirée de l’homme (Gn 2), l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu » [« car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît de la femme, et tout vient de Dieu »].
Le voilà lancé : tout vient de Dieu.
Au verset 16 : « Et si quelqu’un se plaît à contester, nous n’avons pas cette habitude et les églises de Dieu non plus » [« Au reste, si quelqu’un se plaît à ergoter, tel n’est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu ».]
8. La symétrie des rapports homme-femme est bien énoncée au chapitre 7, en réponse à des questions sur le mariage ; par exemple : « À ceux qui sont mariés, j’ordonne, non pas moi mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari » (v. 10). « …et que le mari ne répudie pas sa femme » (v. 11). Et encore :« Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est le mari » (v. 4a). « De même, ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est la femme » (v. 4b).
Je ne m’arrêterai pas ici à Ép 5, 22-23 : « Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église, lui le Sauveur de son corps ». L’épitre est classifée deutéropaulinienne. Son auteur ne serait pas Paul mais quelqu’un qui parle en son nom. Aujourd’hui, du moins c’est ce que j’entends de plus en plus dans les homélies ; on insiste sur le soumettez-vous mutuel homme-femme-enfants qu’appelle la société domestique chrétienne selon l’auteur de l’épître, dans la ligne de la symétrie des rapports que nous venons de voir.
À partir des textes authentifiés de Paul, donc : 1 Cor 11 qu’il faut lire du commencement à la fin, « Dans (devant) le Seigneur » (v. 11), il s’est produit quelque chose dans les rapports homme/femme, femme/homme. Paul n’ouvre certes pas toutes les portes. Mais il ne faut pas minimiser ce « tout vient de Dieu » (donc ce n’est pas la loi qui a le dernier mot). C’est le rappel à la communauté que l’ordre ancien n’a plus sa place dans sa vie. Même s’il ne tire pas toutes les conséquences de son enseignement dans Galates et 2 Corinthiens, comme nous allons le voir, il est incontestable que Paul appelle à cet ordre nouveau.
II. Impact des textes dits de Paul dans la tradition chrétienne
C’est un fait : ce texte de 1 Co 11 et les autres qui lui ont été attribués seront évoqués pour justifier l’autorité de l’homme sur la femme, dans la société et encore aujourd’hui dans la plupart des religions dont l’Église catholique romaine.
Les anthropologies philosophiques aidant, on argumentera qu’étant plus parfait (raison, créé le premier, sujet premier, etc.) l’homme est plus apte à représenter l’être humain (anthrôpos) et Dieu. Les conditions juridiques suivront, et, alors, les institutions. Tout un monde symbolique (images) entretiendra cet ordre dans l’imaginaire, les rituels.
Un des pires témoins des premiers siècles, surtout lorsque sorti de son contexte, c’est Tertullien, l’Africain de Carthage (IIIe s.), un polémiste. Son traité La toilette des femmes s’inspire de 1 Tim. plus que de Paul :
Tu enfantes dans les douleurs et les angoisses, femme ; tu subis l’attirance de ton mari, et il est ton maître. Et tu ignores qu’Ève, c’est toi ? Elle vit encore en ce monde, la sentence de Dieu contre le sexe (la femme). Vis donc, il le faut, en accusée. C’est toi la porte du diable ; c’est toi qui as brisé le sceau de l’Arbre ; c’est toi qui, la première, as déserté la loi divine ; c’est toi qui as circonvenu celui auquel le diable n’a pas pu s’attaquer ; c’est toi qui es venue à bout si aisément de l’homme, l’image de Dieu. C’est ton salaire, la mort, qui lui a valu la mort même du Fils de Dieu. Et tu as la pensée de couvrir d’ornements tes tuniques de peau ? [BJ]
Il faudra l’encyclique de Jean-Paul II, Muliaris dignitatem en 1988, au numéro 9, pour lire une affirmation magistérielle qui lève cette accusation d’Ève, la pécheresse qui a entraîné Adam. À propos de Gn 3, Jean-Paul II admet que le récit biblique « répartit les rôles » et il renvoie à 1 Tim qu’il identifie sans nuance « Lettre de Paul ». En même temps, il commente : « Mais il n’y a pas de doute que, indépendamment de cette ‘répartition des rôles’ dans le texte biblique, ce premier péché est le péché de l’être humain, créé homme et femme par Dieu ».
Par ailleurs, justement à cause de l’ambivalence, du moins apparente, qu’on peut trouver chez Paul entre l’ordre ancien sous la loi et l’ordre nouveau dans le Seigneur, d’autres témoins en appelleront à la reconnaissance de l’égale dignité de la femme, dans l’ordre de la grâce (du salut au sens du par-delà) sinon dans l’ordre de l’histoire (de nature historique).
Ainsi Augustin affirme l’égalité de l’homme et de la femme « dans l’ordre de la grâce » (au ciel), mais il maintient l’infériorité de la femme dans « l’ordre de la nature » (dans l’histoire). De même, à quelques nuances près, Thomas d’Aquin. Les deux prennent appui, au plan de la raison, sur l’anthropologie de leur temps : vision statique et hiérarchisée de la nature humaine, selon laquelle l’homme (aner-vir) est le sujet premier, exemplaire de l’être humain ; la femme, un homme (être humain, Homme) manqué ou minus. Elle ne peut donc pas représenter le Christ.
Cette anthropologie dite classique est sous-jacente à des siècles de culture occidentale et alors d’institutionnalisation, de système juridique, symbolique, rituel, langagier, etc. Nous en sortons, au XXIe s. au plan culturel – et plus ou moins selon les régions du monde – , avec la reconnaissance de la femme comme sujet à part entière, l’intégralité de sa personne et de son projet de vie. Mais les religions sont toujours imprégnées de cette anthropologie et continuent à la transmettre. Elles affirment l’égalité en principe, mais non en droit. J’y reviendrai pour l’Église catholique romaine.
Encore en 1941, alors que s’enclenche une émancipation de la femme suite à la première guerre mondiale, Pie XII s’exprime ainsi dans une allocution aux jeunes mariés :
– vous êtes tous les deux ministres du sacrement
– en parfaite égalité de droits en ce qui concerne le contrat matrimonial, l’un et l’autre en toute indépendance
– mais vous avez fondé une famille
– c’est une société, donc réclame un chef dont tout pouvoir vient de Dieu.
– Donc la famille que vous avez fondée a aussi son chef, un chef que Dieu a investi d’autorité sur celle qui s’est donnée à lui pour être sa compagne, et sur les enfants…
Pie XII affirme que cette autorité de l’homme sur la femme remonte à Adam, formé le premier, Ève ensuite. Il invoque Paul (mais c’est Timothée qu’il cite) : « …ce n’est pas lui qui fut trompé, mais c’est la femme qui se laissa séduire et qui prévariqua… » « …oh ! quel dommage a causé à Adam, à tous leurs enfants et à nous la curiosité d’Ève à regarder le beau fruit du paradis terrestre » et son entretien avec le serpent. « Or à Ève Dieu imposa, outre de multiples peines et souffrances, d’être assujettie à son mari (Gn 3, 16) ».
Le Concile Vatican II a insisté sur l’égalité de l’homme et de la femme, l’un et l’autre personnes (cf. Gaudium et Spes). Il a prôné leur égale responsabilité culturelle et sociale. Il a ouvert des espérances que la femme baptisée soit reconnue à part entière comme citoyenne de l’Église, maison de Dieu. Par ailleurs, il a adopté que seul l’homme peut être ordonné diacre. L’ordre de la grâce n’aurait pas transformé l’être de la femme baptisée dans son intégralité, elle ne revêtirait pas Christ[3] dans l’intégralité de son être avec les implications pour son existence dans l’histoire, dans la vie de l’Église, comme ce l’est reconnu pour l’homme baptisé ?
L’exégète Annie Jaubert affirmait en 1979 :
L’apôtre Paul s’est acquis une solide réputation de misogynie. Il est considéré comme responsable d’avoir imposé aux femmes l’obligation du silence dans les assemblées et de les avoir assujetties aux hommes. Ces règles sont devenues « d’or » dans certains milieux ecclésiastiques. Il serait temps de s’interroger et de se demander si la défiance très réelle de certains hommes d’Église à l’égard des femmes ne s’est pas plutôt mise à l’abri sous l’égide de saint Paul. (p. 40)
III. Relecture de Paul
Vous comprendrez qu’une des premières tâches des études des femmes devenues exégètes, théologiennes et historiennes a été de revoir les textes pauliniens. Les situer dans leur contexte d’époque, socio-culturel et religieux, et dans le contexte théologique paulinien, c’est-à-dire en tenant compte de la vision théologique de Paul et non comme des textes isolés. Cela a changé la donne et rejoint aujourd’hui l’ensemble des études pauliniennes.
Arrêtons-nous à deux axes fondamentaux de la vision paulinienne du salut en Jésus Christ : 1) celui de la création nouvelle (l’Être humain nouveau né de la mort et de la résurrection de Jésus Christ que nous devenons au baptême et la façon de vivre qu’elle instaure, son oikônomia) et 2) celui du ministère de la réconciliation au service de cette création nouvelle, de sa manière d’être, de vivre jusque dans les rapports avec le cosmos. Pour Paul, c’est cela l’Évangile, l’unique Évangile pour lequel il est prêt à tout donner de lui-même.
1. Création nouvelle
Texte clé. : 2 Cor 5, 17-21
Paul écrit cette lettre aux Corinthiens à partir d’Éphèse, vers 54. Il y a des problèmes dans la communauté et des problèmes entre lui Paul et des chrétiens de Corinthe : une crise. Certains se réclament d’autres apôtres (de Céphas, d’Apollos, etc.) pour remettre en question l’enseignement de Paul et son autorité apostolique. Ce sont des chrétiens d’origine juive, dits judaïsants, qui veulent imposer la loi mosaïque à ceux et celles qui ne sont pas juifs.
Paul leur écrit :
Aussi, si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature [une nouvelle création, cf. TOB note du verset 17]. Le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là [l’ancien est passé, tout est neuf, cf. TOB note du verset 17]. Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ et « nous a confié le ministère de la réconciliation ». [BJ]
Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là. Et le tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec Lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation. [BJ]
Une nouvelle création (kaïnè ktisis). Deux mots expriment ce nouveau qui advient en Jésus Christ : neos = un nouveau dans le temps, l’histoire et kainos = un nouveau qualitatif, qui touche l’être. Pour Paul, cette réalité nouvelle est entrée dans l’histoire ; elle atteint l’être humain dans tout son être, le transforme, par grâce, dans la foi, œuvre de l’Esprit (et non comme effet de l’obéissance à la loi) : c’est la grâce baptismale. Cet « être humain nouveau » créé dans le Christ est le centre de la nouvelle création (cf. BJ note du verset 17) incluant le cosmos (qui gémit en attente de délivance, cf. Rm 8). L’ancien n’a pas disparu, mais il est passé, devenu chose du passé, désormais en arrière, appelé à disparaître pour faire place au présent, l’en avant : le nouveau de Dieu qui s’est produit dans la mort et la résurrection de Jésus Christ. Cette réalité nouvelle est là, déjà, en arrhes dira-t-il ailleurs (Rm), au milieu de l’humanité, au cœur de la création, dans la vie du et de la baptisée, dans l’Église. Elle esten devenir au milieu de l’ancien.
Ce texte renvoie à l’autre texte clé : Ga 6, 15-16. Ici aussi Paul a de gros problèmes. Son autorité apostolique est ici aussi remise en cause. La communauté est au bord d’une division imminente. Paul appelle à l’unité. Mais il se heurte à des chrétiens judaïsants qui veulent imposer la circoncision aux païens comme marque de leur appartenance au Peuple de Dieu. Paul écrit ici ses pages les plus fortes sur l’œuvre du salut comme œuvre de l’Esprit, une gracieuseté radicale de Dieu qui libère l’être humain intégralement.
Il termine l’épître avec ces mots :
Car, ce qui importe, ce n’est ni la circoncision, ni l’incirconcision (de l’ordre ancien), mais la nouvelle création. Sur ceux qui se conduisent selon cette règle, paix et miséricorde ainsi que sur l’Israël de Dieu (le nouvel Israël). [TOB]
Car la circoncision n’est rien, ni l’incirconcision ; il s’agit d’être une créature nouvelle. Et à tous ceux qui suivront cette règle, paix et miséricorde, ainsi qu’à l’Israël de Dieu» (par opposition à l’Israël selon la chair). [BJ]
Ce n’est plus une cicatrice rituelle dans la chair du mâle qui signe l’appartenance au Peuple de Dieu né en Jésus Christ, le Peuple de l’Alliance nouvelle, mais l’Esprit, qui fait créature, création nouvelle, par la foi. Ce signe n’est pas conféré à un peuple ou à une catégorie de personnes privilégiée par rapport à un autre, il est donné à tout être humain qui croit.
Paul l’avait affirmé au chapitre 3, 27-28 (texte baptismal) :
Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, « vous avez revêtu Christ ». [TOB]
On ne peut pas être plus clair : tous ont revêtu Christ, pas certains plus que d’autres. Et Paul enchaîne :
Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ;
il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ;
il n’y a plus l’homme et la femme : car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ (un seul corps, le sien, dans son propre corps).
Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus [BJ] (car tous vous êtes du Christ Jésus).
Paul renverse radicalement la prière du juif pieux de l’époque, qui, comme l’enseignait le rabbin Yehuda (IIe s.) dans le Talmud, trois fois par jour, remerciait Dieu de ne pas l’avoir créé gentil, esclave ou femme :
Il faut que chacun fasse trois prières par jour : « Béni soit Dieu qui ne m’a pas fait naître un Gentil, Béni soit Dieu qui ne m’a pas fait naître une femme, Béni soit Dieu qui ne m’a pas fait naître un rustre (esclave)…. Parce que les Gentils ne sont rien devant lui, parce que la femme n’est pas tenue d’observer les commandements, parce qu’un rustre n’a pas honte de pécher » (Talmud, Menahoth 43b-44a).
Pour les hommes juifs du temps, le baptême avait comme conséquence une rupture avec leur identité religieuse et sociale antérieure. Dans la création nouvelle, tous sont enfants de Dieu.
Paul venait tout juste de le dire au chapitre 4, 6-7 :
Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba-Père. Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et, comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu. [TOB]
Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! Aussi n’es-tu plus esclave mais fils ; fils, et donc héritier de par Dieu. [BJ]
Tous et toutes, les baptisés sont cohéritiers des biens du salut, cobénéficiaires, codépositaires, coresponsables de ces biens : fruits de la création nouvelle. Ce n’est pas l’œuvre de la Loi mais de Dieu en Jésus Christ.
L’historienne Cécile Dibout (1994, p. 6) écrit : « Cette remise en cause dépasse largement la contestation d’une loi et d’une culture, elle fait de l’égalité de l’homme et de la femme une question de principe qui s’inscrit dans la perspective d’une nouvelle création dans le Christ, au-delà même de l’opposition naturelle “homme/femme” ».
Pour Paul, il s’agit ni plus ni moins que du passage de l’esclavage (servitude) sous l’ordre ancien (de la chair et inscrit dans la chair, la loi et ses prérogatives de pouvoir sur les êtres humains) à l’ordre nouveau, de grâce, de liberté des enfants de Dieu – le cosmos lui-même en gémissement pour ce salut. C’est ce qu’implique pour lui être « juste », justifié, fait justice en ce Dieu qui se manifeste en Jésus Christ (Rm).
Dans son beau petit livre Paul de Tarse, Un homme aux prises avec Dieu, Daniel Marguerat (2000) écrit:
« La justification par la foi » selon Paul, énonce un principe d’identité ouverte du sujet recréé dans la grâce du salut en Jésus Christ. Qui fonde sa personne. À « l’inverse de l’identité fermée » que représentait celle dont le signe était la circoncision dans la chair du mâle (p. 46-47).
Pour Paul, l’Église est la communauté de femmes et d’hommes que tout sépare et hiérarchise sous le régime de la loi mais que Christ unit dans une communionkoinônia, en tant que sujets à part entière, les uns et les autres : juifs et grecs, maîtres et esclaves, hommes et femmes. Personne ne peut plus se réclamer devant Dieu de quelque privilège que ce soit par rapport à l’autre. C’est l’œuvre de la réconciliation en Jésus Christ.
2. L’œuvre de la réconciliation et son ministère
2.1 L’oeuvre de la réconciliation
Mais en quoi consiste cette œuvre de salut de Dieu en Jésus Christ : la réconciliation ? Le mot n’apparaît qu’une seule fois dans les évangiles : chez Mt 5, 24 et il y est question de la réconciliation entre des individus, suite à une offense de l’un contre l’autre. Si l’on a offensé son frère ou sa sœur, il faut se réconcilier avant de rendre culte à Dieu.
C’est chez saint Paul (et les textes deuteropauliniens) qu’il apparaît le plus souvent : un concept clé pour comprendre sa vision du salut en Jésus Christ. Dans l’épître aux Romains, il le lie à celui de la justification par la foi. Être fait juste par la foi dans l’Esprit (et non par la loi, avec son signe dans la chair) c’est être réconcilié avec Dieu (Rm 5, 10 et 11, 15 ; voir aussi Col 1, 20-23 et Ep 2, 11-22 textes deuteropauliniens). Fait juste par Dieu, l’être humain reconnait l’autre, son frère, sa sœur dans la foi. Il le/la reconnaît juste, justifié-e, également. Un des plus grands spécialistes de la théologie de la réconciliation, R.P. Martin, écrit que si on devait résumer la notion du salut chez Paul en un mot, ce serait celui-là : réconciliation. Pour G. Bornkham, « cela représentait à ses yeux le vrai fondement (véridique) de l’Église une constituée de Juifs et de Gentils[4] »; et alors de la communauté du salut, Peuple de Dieu nouveau, de la création nouvelle.
Les termes grecs katallagè (réconciliation) et katallassein (réconcilier) ont un sens beaucoup plus profond, plus large que celui que nous donnons généralement au mot réconciliation (le pardon). Paul l’emploie pour parler de l’œuvre de Dieu en tant que salut pour l’humanité, toute humanité et pour décrire son ministère du véritable Évangile au service de la création nouvelle qu’est ce salut.
La notion même de réconciliation présuppose un état de division, de rupture, une inimitié par rapport à l’autre, une aliénation de l’autre, un mur que l’on érige pour séparer de l’autre, une « haîne » (haïresis, Ep 2). Paul applique la notion à la relation entre Dieu et l’humanité suite au péché, entre des groupes humains qui, ne se reconnaissant pas égaux devant Dieu, se réclament d’un privilège de droit par rapport à l’autre (juif/païen, maître/esclave, homme/femme, cf. Ga) Il l’applique aussi aux rapports avec le cosmos (Rm ; le deuteropaulinien Col aussi).
Selon Paul, cet état d’irréconciliation exige beaucoup plus que le redressement superficiel de distorsions ; il ne s’agit certainement pas d’une entente ou d’un règlement où le plus fort l’emporte sur le plus faible.
Le mot katallagè en effet, connote l’idée d’un échange qui transforme dans la foi:
1) la personne réconciliée en elle-même en même temps qu’avec Dieu est rendue à son intégralité ;
2) ses relations avec Dieu et avec les autres s’en trouvent réconciliées ;
3) son rapport au cosmos aussi. Cet échange a lieu entre Dieu et l’humanité en Jésus Christ dans l’Incarnation – le joyeux échange de Luther – et se scelle (a son gage) dans la mort et la résurrection de Jésus Christ.
Sa réalité transformatrice s’inscrit dans l’histoire humaine comme une promesse d’humanité intégrale (un être humain nouveau) obtenue non par le prestige (d’une ethnie par rapport à l’autre, par exemple, ou d’un sexe par rapport à l’autre) ; non par la soumission à la loi, mais en toute gratuité, d’amour, fruit de l’Esprit.
Ce qui caractérise cet être humain nouveau (kainos anthrôpos) de la création nouvelle et ses œuvres c’est la reconnaissance de l’autre dans son intégralité d’être humain recréé en Jésus Christ, qui qu’il/elle soit ; les relations conséquentes (de frères/sœurs qui faisaient rire ou soupçonner les non-chrétiens) ; des manières d’habiter le monde et alors d’instituer (les assemblées cultuelles, les ministères) son droit : un mode de vivre socialement et un rapport avec le cosmos conséquent. Tous les murs de séparation qui aliènent l’autre reflètent désormais le monde ancien : ils ne sont pas de la vie nouvelle en Jésus Christ. Tout ce qui violente l’être humain – le ligote dans toute sa personne -, l’empêche de croître jusqu’à sa pleine stature violente le Corps même de Jésus Christ, le Réconciliateur. Cela ne vient pas de Dieu : c’est œuvre de l’homme ancien, de la femme ancienne, de l’économie (oikonômia) ancienne, un mal de réconciliation, le péché.
L’auteur de l’Épître aux Ephésiens l’exprime avec beaucoup de réalisme au chapitre 2, 11-22 : Le Christ Jésus, de deux réalités n’a fait qu’une, détruisant la barrière qui les séparait (Juifs et Gentils, etc.), supprimant en sa chair la haine (hairesis), cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme (kainos anthrôpos, être humain nouveau), « prototype de la nouvelle humanité que Dieu a recréée » (BJ, note du verset 15), faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix : en sa personne il a tué la Haine » (v. 14-18).
Désormais, cette humanité nouvelle et ce qu’elle implique de reconnaissance de l’autre dans son intégralité est en promesse, en arrhes, dans l’Église et au cœur de l’humanité. Elle doit se poursuivre dans l’histoire. C’est l’œuvre de l’Esprit, le ministère nouveau (2 Co 3, 8) auquel les baptisés sont habilités par la grâce baptismale, non sur la base d’un sexe. La mission de l’Église, c’est de la poursuivre dans sa propre vie au cœur de l’humanité, en être le témoin, le « signe pour les nations » (Lumen Gentium no 1).
Toute fatalité inscrite dans l’ethnie, la classe sociale, le sexe est donc détruite dans le Christ. Il n’y a plus de destin fatal. Cela vaut pour la femme. Pour la femme baptisée aussi. « Être femme ou être homme, ce ne devrait jamais être la raison décisive pour accorder ou refuser à quelqu’un la possibilié de remplir le service auquel la communauté et ses responsables l’appellent », écrit Hugues Cousin (1981). « Il est permis de penser que l’Église n’a pas encore saisi toutes les possibilités offertes par la nouveauté de l’Évangile du Christ ressuscité », écrivent H. Denis et J. Delorme (1974)
Il faut donc se méfier de la perversion possible du terme réconciliation lorsqu’on l’emploie à bon marché (cf. la grâce à bon marché de D. Bonhoeffer), le pardon à bon marché, la non reconnaissance en vérité de l’intégralité de la grâce baptismale et de ses effets de transformation dans l’être humain femme et homme. La réconciliation qui est Évangile de Dieu ne peut s’établir que dans la justice et la vérité.
2.2 Ministère de la réconciliation
Paul parle de ce ministère en termes de diakonos, diakonei : un service. En 2 Co 3, 8, il le qualifie de ministère de la Nouvelle Alliance. Et il s’en réclame face à des constestations de son ministère de la part de Corinthiens. Il fait état de la fragilité de ce ministère en même temps que de sa grandeur. Plus loin, en 2 Co 5, 18-21 – texte clef déjà cité – , il écrit qu’il s’est vu confier le ministère de la réconciliation, son ambassade auprès des Corinthiens, sa parole pour eux : « Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation » (v. 18).
Est-ce un ministère qu’il se réserve exclusivement ? Le réserve-t-il aux apôtres dûment reconnus tels (nous savons que l’institution apostolique était encore bien floue à l’époque – lui-même Paul en dérogeait du fait qu’il n’avait pas connu Christ et ne l’avait pas suivi en Galilée ; et il n’était pas le seul : Apollos [à qui avaient enseigné Prisca et Aquilas], Andronicus et Junias, etc.) ? Ou représente-t-il pour Paul LE ministère qui caractérise tout ministère de l’Alliance nouvelle, celui de tous les baptisés, inscrit dans leur être qui a revêtu Christ ?
Si l’œuvre de la réconciliation est l’événement, par grâce de Dieu dans l’Esprit Saint, de la naissance du nouveau Peuple de Dieu en Jésus Christ, de la création nouvelle, de l’être humain nouveau, elle commande toute vocation ministérielle de la Nouvelle Alliance, au service de l’Église et au cœur du monde. Le Conseil Œcuménique des Églises en fait état dans un document remarquable : La mission, ministère de réconciliation (Commission de mission et d’évangélisation, 2005). « Nous attendons de l’Esprit de Dieu (2 Co 13, 13) qu’il nous guide, nous et toute la création, vers la réconciliation avec Dieu et les uns avec les autres, dans l’intégrité et l’intégralité » (p. 3, no. 5). Il parle même d’une spiritualité réconciliatrice (no 6), de l’Esprit à l’œuvre en nous, dans le mouvement de Pentecôte. Le « ministère de l’Esprit » (2 Co 3, 8) est un ministère de réconciliation, qui est rendu possible par le Christ et qui nous est confié (2 Co 5, 18-19).
En Jésus Christ, « non seulement nous recevons le don de la réconciliation mais encore nous sommes envoyés au service et pour le ministère du monde ». Dieu met sur notre bouche la parole de la réconciliation. Paul ne demande-t-il pas, instamment, aux individus et aux communautés d’être des signes et des expressions (incarnations) de la réconciliation dont ils ont eux-mêmes bénéficié (Rm 12, 9-21, cf. La mission…, no. 20). Cette œuvre se poursuit dans l’histoire, confiée à l’Église, nous est confiée, membres du Peuple des baptisés, du Corps réconciliateur de Jésus Christ.
IV. Retour sur Corinthiens 11
Si nous revenons à 1 Cor. 11, nous comprenons mieux l’embarras de Paul et son argumentation nerveuse. De même, dans 1 Cor 14, 34-35 s’il s’agit pour lui de corriger un slogan bien ancré dans la mentalité des judaïsants de Corinthe.
Nous comprenons mieux aussi pourquoi Paul nomme toutes ces femmes en faisant ressortir leur apport à l’évangélisation et dans les communautés ecclésiales : cf. liste de Rm 16 – Phoebée, « notre sœur », à qui Paul donne le titre de diakonos = ministre – (que l’on traduit par diaconesse), sans doute la porteuse de la lettre ; Prisca ou Priscille et son compagnon Aquilas, les deux ses coopérateurs dans le Christ Jésus ; Marie qui s’est bien fatiguée (comme lui dans son apostolat) pour vous ; Andronicus et Junias ses compagnons apôtres de captivité ; Tryphène et Tryphose qui se fatiguent dans le Seigneur ; sa chère Persis qui s’est beaucoup fatiguée elle aussi ; Rufus et sa mère ; Philologue et Julie, Nérée et sa sœur et Olympas… « Saluez-vous mutuellement d’un saint baiser. Toutes les Églises du Christ vous saluent ». Il y a aussi Evodie et Syntyché (Ph 4, 2) qui ont lutté avec lui pour l’Évangile. Et Chloé la riche commerçante de Corinthe chez qui la communauté se rassemblait et qui lui a fait part des problèmes.
Conclusion
Que faut-il donc penser de Paul et les femmes (non de ceux qui se réclament de lui). Était-il misogyne? Non. Défendait-il et cherchait-il à maintenir la loi ancienne dans les rapports homme-femme ? Non. A-t-il été ambigü ou ambivalent quant à ses positions ? Je l’ai longtemps pensé. Aujourd’hui, en reconsidérant sa vision du salut comme création nouvelle, l’être humain nouveau dans le baptême, et comme réconciliation dans la Personne de Jésus Christ, je réponds non. L’argument de la vie nouvelle « dans le Seigneur » finit toujours par avoir le dernier mot.
Paul est un apôtre progessiste, voire révolutionnaire par rapport à son temps : non pour suivre la mode (il y avait un courant d’émancipation féminine semble-t-il à l’époque chez les Corinthiens), mais par conversion à l’Évangile du Christ. En plein cœur de l’ancien qui persiste et revendique les droits anciens, il fait appel au nouveau dans le Seigneur, qui pour lui est la réalité du salut en Jésus Christ, le seul Évangile qu’il faut annoncer, au prix même d’être soupçonné de dévier de la voie, de provoquer une crise dans la communauté.
Ce nouveau créationnel, humanité nouvelle, événement de réconciliation est l’axe fondamental de sa théologie du salut comme justification dans la foi, dans l’Esprit (et non sur la base de la loi et de son inscription dans la chair sexuée). Pour lui, là où la communauté du Peuple de Dieu nouveau se rassemble, c’est ce à quoi elle est appelée à témoigner dans sa propre vie ; c’est sa mission, son ministère nouveau, d’y appeler et de le faire advenir dans l’histoire.
Or, cette reconnaissance de l’autre dans son intégralité d’autre, l’Église a encore besoin de s’y laisser réconcilier dans l’histoire.
Le Synode de l’automne dernier sur la Parole[5] de Dieu en est un autre triste épisode. Un groupe de travail francophone a proposé (no 7) qu’on étudie la possibilité d’instituer des «ministres extraordinaires» de la Parole de Dieu comme il existe des « ministres extraordinaires » de l’Eucharistie (communion aux malades). Ces ministres – catéchistes, lecteurs, animateurs de communautés de base, laïcs hommes et femmes – seraient spécialement préparés pour cette mission et délégués officiellement par l’évêque. Le même groupe a proposé (no 20) que la femme baptisée puisse être « passeur » [sic] de la Parole : « On souhaite que les femmes, et spécialement les mères de famille, aient une formation appropriée à cette condition de « passeur » de la Parole ». Or, parmi les 55 propositions qui ont été remises au Pape se trouve une proposition 17 qui se lit comme suit : « on souhaite que le ministère du lectorat soit aussi ouvert aux femmes, de manière à ce qu’au sein de la communauté chrétienne soit reconnu leur rôle d’annonciatrice de la Parole ». Proposition bien timide, par ailleurs elle pourrait produire une avancée par rapport au Droit canon de 1983 qui accorde l’institution du lectorat à l’homme laïc seulement. La votation en fin de synode a donné comme résultat, sur 253 votants possibles (évêques et cardinaux), 45 non et 3 abstentions. C’est le nombre le plus élevé de non qu’ont recueilli les propositions (les autres, un maximum de 5) ce qui peut certainement compromettre sa réception par le Pape (cf. site Femmes et ministères pour une analyse détaillée de la proposition[6]).
Par ailleurs, l’épisode a suscité l’indignation chez de nombreuses femmes et des groupes de femmes catholiques romaines et autres (beaucoup d’hommes aussi !). L’archevêque de Paris Mgr Vingt-Trois a eu, en plus, la maladresse de commenter la proposition 7 à Radio Notre-Dame : « Ce n’est pas une question très difficile, les femmes lisant déjà la Parole de Dieu « autant qu’on le peut » ». Et d’ajouter : « Ce qui est plus difficile, c’est d’avoir des femmes qui soient formées. Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête ». Poursuivi en cours ecclésiastique par des groupes de femmes catholiques romaines, il s’est rétracté : « Je voulais dire l’inverse : Je voulais justement expliquer que la mission des baptisés dans l’Église ne dépend pas du sexe mais de la capacité personnelle » (rien pour effacer le lapsus !).
Paul un conservateur buté, un interprète minimaliste des effets de la grâce baptismale pour l’identité homme femme et leur rapports nouveaux dans la communauté réconciliée en Jésus Christ ? À la lumière de ce qui se passe aujourd’hui dans les lieux de décision de l’Église catholique romaine, il est plutôt un avant-gardiste.
L’Église a besoin de se laisser réconcilier avec Dieu à son intégralité humaine recréée en Jésus Christ, dans l’événement de réconciliation qui s’est accompli dans sa mort et sa résurrection, dans son Corps de chair (qui a pris sur lui tous nos corps de chair d’hommes et de femmes). Si elle est communion, sa dynamique doit en être une de réconciliation. Il s’agit bien plus que le pardon individuel entre un individu et Dieu par la médiation du prêtre, le sacrement de la réconciliation. Il s’agit d’une transformation de tout ce qui, dans l’Église d’abord, et dans la société, aliène l’être humain, ne le reconnaît pas dans son intégralité de fille et fils de Dieu, de cohéritier et de cohéritière des biens du salut.
Ce ministère de transformation réconciliatrice est confié à l’Église tout entière, Corps de Jésus Christ, son Peuple dans l’histoire. L’Esprit met en notre bouche de baptisés la parole de la réconciliation pour que la nouvelle création, l’être Humain nouveau advienne dans l’Église et dans nos milieux. Nous en convaincrons nos milieux lorsque nous le vivrons en Église.
« Prenez-moi comme exemple », dit Paul aux Corinthiennes comme aux Corinthiens !
L’étonnant est que nous ne percevions plus aujourd’hui la révolution que l’Esprit de Jésus introduisait ainsi par rapport aux origines. Si notre Église savait comprendre la portée concrète, au premier siècle, de l’affirmation paulinienne : « Ce qui importe, ce n’est ni la circoncision, ni l’incirconcision, mais la nouvelle création » (Ga 6, 15), si elle prenait la mesure de la révolution déclenchée ainsi dans les ministères, elle entendrait sans peine que l’Esprit dit avec de plus en plus d’insistance aux Églises : « Ce qui importe pour les ministères ordonnés, ce n’est ni le sexe mausculin, ni le sexe féminin, c’est la création nouvelle à laquelle le baptême a donné accès ». (Cousin,1981, p. 87-88)
Élisabeth J. Lacelle est professeure émérite à l’Université d’Ottawa
Conférence donnée à la paroisse Sainte-Trinité de Gatineau le dimanche 8 mars 2009
NOTES
[1] Les citations bibliques seront en italique quand elles proviendront de la Bible de Jérusalem, en italique avec caractères gras quand elles proviendront de la TOB et en caractères normaux quand les deux traductions seront les mêmes.
[2] Des messagers d’autres communautés qui pourraient être scandalisés.
[3] Voir l’apport de Galates au dernier paragraphe.
[4] Trad. de l’auteure. Texte original : « it counted in his eyes as the true foundation of the one Church made up of Jews and Gentiles ».
[5] Ce synode s’est tenu au Vatican du 5 au 26 octobre 2008; il avait pour thème : « La Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Eglise ».
[6] http://femmes-ministeres.lautreparole.org/documents/femmes_en_eglise/FetM_position_lectorat_2008.html
(page consultée le 18 avril 2009).
RÉFÉRENCES
COUSIN, Hugues (1981). « Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation ». Lumière & vie, 151, 82-89.
DELORME, Jean (Dir.), (1974). Paris : Éditions du Seuil. Le ministère et les ministères selon le Nouveau Testament. Dossier exégétique et réflexion théologique.
DIBOUT, Cécile (nov. 1994). L’Église aime-t-elle les femmes ? Notre histoire, no. spécial, 116, p. 6.
GOURGUES, M. (2009). Les Deux lettres à Timothée — La Lettre à Tite. Paris : Les Éditions du Cerf.
JAUBERT, Annie (1979). Les femmes dans l’Écriture; éclairages pour aujourd’hui. Vie chrétienne, 219. Supplément.
MARGUERAT, Daniel (2000). Paul de Tarse : un homme aux prises avec Dieu. Poliez-le-Grand (Suisse) : Éditions du Moulin.
MARTIN, Ralph P. (1986). Word Biblical Commentary. 2 Corinthians, vol. 40, Waco, Texas : Word Books Publ.
- Une Église en mal de réconciliation - 6 décembre 2016
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