Introduction
Est-ce une conjoncture des temps et de la condition des femmes? J’aurai été parmi celles qui auront connu de nombreuses « premières » pour les femmes à partir des années 1960. Le rassemblement de quelque 60 femmes à l’invitation de la Conférence des évêques catholiques du Canada [CECC] en avril 1971, pour fin de consultation, en aura été une, suivie d’un dîner avec les évêques pour leur faire part de leurs avis. Les participantes du groupe francophone m’ont confié la charge de les présenter, cela ne s’oublie pas. J’étais jeune théologienne, fraîchement diplômée de l’Université Saint-Paul et professeure à l’Université d’Ottawa.
Cet événement a enclenché une succession de comités sur la femme dans l’Église qui a doté la CECC d’une recherche quasi organique sur la question jusqu’à 1984 (comités d’étude et de consultation, interventions de l’épiscopat au Canada et à Rome, etc.). Au point que lorsqu’il a été question de mettre sur pied le Comité sur La femme dans l’Église en 1982, la première question portée à l’agenda fut : « Qu’est-ce qui peut être fait pour maintenir les progrès réalisés depuis 1971? » (Marguerite Cloutier, secrétaire générale adjointe, Lettre à É. J. Lacelle, 13 février 1982, p. 2). De fait, d’isolée dans certains organismes féminins la question a émergé à la conscience ecclésiale canadienne. Ce qui n’est pas peu dire. Celle du laïcat n’a pas réussi à se frayer un tel chemin, encore aujourd’hui sporadique et ponctuelle.
Contexte de l’événement
L’événement n’a pas surgi de l’Église institutionnelle en tant que telle, mais plutôt du contexte politique canadien à l’heure de la Commission royale d’enquête sur le statut de la femme au Canada, dite la Commission Bird du nom de sa présidente la sénatrice Florence Bird, romancière militante féministe de l’époque. Instituée le 3 février 1967, la Commission a déposé son rapport de 540 pages et ses 167 recommandations devant la Chambre des communes le 8 février 1970. Elle devait constituer le point de départ des Conseils consultatifs qui ont été mis sur pied au fédéral et au provincial en 1973.
Le rapport de la Commission s’appuyait sur de nombreux mémoires venant d’associations et d’institutions féminines. En même temps que professeure à l’Université où, dès 1968, j’avais inauguré un Séminaire de 2e cycle sur la femme dans le christianisme, j’étais chargée de cours au Collège Bruyère d’Ottawa, institution des Sœurs Grises aujourd’hui dites Sœurs de la Charité d’Ottawa, affiliée à l’Université d’Ottawa. Avec les étudiantes, nous avons produit un rapport que nous avons fait parvenir à cette Commission.
On se souviendra que c’était au lendemain de mai 1968, donc sous le souffle d’un mouvement émancipateur qui rejoignait la conscience féministe. De fait, on assistait à un réveil féministe, dit par la suite de nouvelle vague, avec ses commencements de critique du système social patriarcal et androcentrique. Mais on en était encore surtout à réclamer une promotion de la femme dans la société au plan culturel, politique et économique au nom de la justice sociale. Dans l’Église, le concile Vatican II avait soulevé bien des espoirs avec la ConstitutionL’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes) et la vision de l’Église Peuple de Dieu de baptisés dans la Constitution sur l’Église (De Ecclesia). Face à l’exclusion des femmes du diaconat restauré (LG no 29), un mouvement favorable à l’ordination de femmes diacres montait, très actif, dans les Églises anglicanes et protestantes; il rejoignait la population des femmes catholiques canadiennes anglophones.
Initiatrices de l’événement
L’initiative est venue des femmes de l’Ouest canadien, l’Edmonton Women’s Group qui, dans ce contexte et en prévision du premier synode romain de 1971 sur « Le sacerdoce ministériel et la justice dans le monde » ont fait parvenir un mémoire avec dix recommandations à la CECC. Les deux premières donnent le ton : « Nous recommandons : […] de déclarer, clairement et sans équivoque, que les femmes sont des membres à part entière avec des droits égaux dans l’Église (1) : d’intervenir fermement et immédiatement auprès du Vatican pour demander que toutes les barrières discriminatoires contre les femmes soient abolies (2) » et qu’en soient tirées les conséquences dans les instances gouvernementales de l’Église, dans ses pratiques d’ordination aux ministères, etc. Le groupe de femmes a également demandé de rencontrer les évêques lors de leur Assemblée générale annuelle.
L’événement de la consultation de la CECC
Les 17-18 avril 1971, quelque 60 femmes francophones et anglophones se sont retrouvées à Ottawa, invitées par la CECC, pour donner suite à cette intervention des femmes d’Edmonton. J’ai pu y rencontrer certaines d’entre elles que j’admirais beaucoup pour leur compétence et leur engagement ecclésial, parmi lesquelles Simonne Monet-Chartrand, Hélène Pelletier-Baillargeon, Ann Dea et Jean Forest d’Edmonton. Nous avons vite compris que, pour plus d’efficacité et une meilleure analyse des conditions ecclésiales des femmes et des propositions de changement, il fallait travailler par groupes linguistiques et culturels.
D’où les deux rapports qui ont été présentés, le lundi 19 avril, au cours d’un dîner avec les évêques répartis par groupes linguistiques. Nous étions bien conscientes de vivre une première, celle de nous retrouver à la même table, baptisées et évêques, convives échangeant nos points de vue. Je ne suis sans doute pas la seule à avoir ressenti une « émotion ecclésiale » bien spéciale. Il me semblait prêter ma voix à un grand nombre de femmes (et d’hommes aussi) lorsque je me suis mise à lire le rapport du groupe francophone.
Rapports des participantes
Le rapport du groupe francophone a voulu tenir ensemble la préoccupation pastorale et la question de la vocation des baptisées dans l’Église. En préambule, il affirme la volonté de fidélité à l’Évangile et à l’Église en tant que « communauté de croyants [sic] » engagés dans le monde pour annoncer et promouvoir le salut de tout être humain dans son intégralité comme y appelait Gaudium et Spes. L’Église ne peut être témoin et lieu de ce salut « si elle ne se revise pas à cet égard elle-même continuellement comme communauté et chaque membre selon son appel à servir dans l’Église, et aux différents niveaux de sa vie » (Lumen Gentium). En toute coresponsabilité et dans un désir de poursuivre le dialogue avec les évêques, vu également le peu de temps dont elles ont disposé, les participantes ont choisi d’émettre des interrogations et d’exprimer des vœux plutôt que des« recommandations-solutions ».
Les quatre interrogations n’ont pas perdu leur pertinence en 2011. La première porte sur l’image de l’identité et du rapport homme-femme que véhicule l’Église dans sa vie interne, sa gouvernance et sa pastorale, en passant par l’image qu’elle véhicule au plan familial, notamment celle de la femme qu’elle enferme dans la maternité, biologique ou spirituelle au nom de la complémentarité des sexes. La deuxième vise directement l’organisation ministérielle de l’Église, en commençant par la vie diocésaine : la femme y est-elle confinée à l’exécution, la décision et la réflexion réservées au clergé exclusivement masculin? La troisième question interpelle les évêques quant à leur volonté réelle de repenser les institutions dans l’Église tels le mariage, le sacerdoce et le célibat presbytéral. La dernière s’inscrit dans le milieu canadien et québécois où des situations familiales et parentales de plus en plus différenciées appellent des réajustements de la morale sexuelle, conjugale et autres : « Est-ce que vous cherchez vraiment une intégration chrétienne fraternelle et respectueuse de baptisés de plus en plus nombreux qui se trouvent exclus ou pratiquement exclus de la vie de la communauté-Église par des situations humaines légitimes ou inévitables parfois? ».
Les trois vœux se répartissent entre l’animation pastorale (1), la femme dans l’Église (2) et la femme dans la société (3). Le premier invite les évêques à donner une priorité à une « animation spirituelle évangélique » dans leur diocèse et à se rapprocher des diocésains par des contacts personnels et non seulement par des lettres de directives. Le deuxième vise directement la condition de la baptisée dans l’Église. « Que soit rendu possible pour la femme l’accès à des ministères (incluant le diaconat et le sacerdoce) qui peuvent s’exprimer 1) dans des vocations personnelles; 2) à partir de besoins des communautés diocésaines particulières. Qu’à cet effet, les évêques encouragent la révision de certaines lois ecclésiastiques désuètes mais encore contraignantes qui ne sont pas fondées sur la Révélation ni sur une anthropologie sexuelle adéquate », avec mention explicite de l’exclusion des femmes baptisées du diaconat (LG no 29). Le troisième voeu rejoint la femme dans la société, en tenant compte des mémoires qui ont été présentés à la Commission d’enquête sur le statut de la femme au Canada.
On peut remarquer que le texte du rapport ne reflète pas encore totalement le langage inclusif qui, par la suite, deviendra une recommandation importante soutenue par la CECC. Ainsi, entre autres, en conclusion les participantes font état de leur volonté de collaboration avec les évêques « pour porter avec vous et tous nos autres frères chrétiens [visée œcuménique], le souci et la joie de l’Église pour un authentique service de Dieu […] conforme à son dessein que le monde soit renouvelé par les hommes et les femmes, les uns et les autres intendants de la vie pour la plénitude humaine et qui nous a été donnée en Jésus Christ ».
Le rapport des femmes anglophones se concentre sur le statut et la condition de la femme dans l’Église, avec cinq recommandations et des pistes de réflexion plus directement reliées à l’intervention de l’Edmonton Women’s Group ainsi qu’au rapport de la Commission Bird. On y retrouve le même ton ferme et direct en ce qui a trait à la reconnaissance et à la déclaration de l’égalité des baptisés, hommes et femmes, celles-ci membres à part entière de l’Église avec « les mêmes droits, privilèges et responsabilités » (1). La demande d’ordination aux ministères est explicite et alors l’abolissement de toute barrière discriminatoire inscrite dans le droit canon : on recommande aux évêques d’en faire de fortes interventions au synode (2 et 3). À ces recommandations s’ajoutent des réflexions sur la situation des femmes dans la société qui interpellent l’Église en ce qui a trait à la justice sociale notamment.
De la consultation des femmes à l’Assemblée des évêques
Les évêques ont tenu leur assemblée plénière annuelle en septembre 1971. Une synthèse des rapports des consultantes leur a été présentée qui a retenu les recommandations suivantes :
1. Que l’on déclare clairement et sans équivoque que les femmes sont des membres à part entière de l’Église, avec les mêmes droits, privilèges et responsabilités que les hommes;
2. Que le prochain Synode écarte toutes les barrières dressées par le droit canon contre les femmes;
3. Que des femmes qualifiées aient accès au ministère;
4. Qu’on encourage la présence et l’activité des femmes dans toutes les organisations d’Église;
5. Que des mesures soient prises pour que l’attitude du clergé envers la sexualité et le mariage respecte la dignité de la femme.
Les évêques ont adopté « presqu’à l’unanimité » (Cardinal Flahiff, Intervention au Synode 1971, no 6) la proposition suivante : « Que les représentants de la CECC prient leurs délégués de recommander au Saint-Père la formation immédiate d’une commission mixte, c’est-à-dire formée d’évêques, de prêtres, de laïcs des deux sexes, de religieuses et de religieux, afin d’étudier en profondeur la question des ministères féminins dans l’Église ».
Synode 1971
C’est à cette recommandation que le cardinal George B. Flahiff, archevêque d’Edmonton délégué par la CECC, a donné suite lors du Synode de 1971 sur Le sacerdoce ministériel et la justice dans le monde qui s’est déroulé du 30 septembre au 6 novembre.
Au cours des discussions sur le ministère ordonné, l’archevêque d’Ottawa, J.-Aurèle Plourde, avait posé la question du ministère des femmes, sans se rendre jusqu’à une recommandation (Flahiff, Interv., introduction). Le 11 octobre, le cardinal Flahiff la reprend, dans le contexte des ministères en général, en invoquant Gaudium et Spes et le décret sur l’apostolat des laïcs, Apostolicam Actuositatem, « catégoriquement contre toute discrimination contre la femme dans l’Église » (no 2). Il invoque aussi le « signe des temps » que représentent l’entrée de la femme dans la vie publique et les nombreuses tâches « apostoliques et pastorales » qu’elles exercent dans l’Église. La question qu’il pose pour appuyer sa recommandation ne concerne pas la situation de la femme dans la société mais bien « celle de la possibilité d’une place pour la femme dans le ministère, ou mieux dans les ministères, de l’Église ». Il la pose après avoir affirmé au début de son intervention que « la réponse classique », c’est-à-dire les raisons traditionnelles, historiques et théologiques, pour justifier leur exclusion des ministères ordonnés ne peuvent plus être considérées comme « valides ». La démonstration ne tient plus, dit-il : « Par conséquent, je crois qu’il n’y a aucun obstacle dogmatique qui s’oppose à ce que nous réexaminions toute la question » (no 1).
Il pose deux questions. La première : « Étant donné la reconnaissance progressive des droits égaux de la femme, tant en droit qu’en fait, étant donné l’injustice de toute discrimination à son égard, devons-nous ou non soulever la question de leur rôle possible dans les nouveaux ministères? » (no 4, l’italique est de l’auteure). La deuxième : «En même temps qu’apparaissent de nouveaux ministères, pour répondre à de nouveaux besoins de la société en évolution, sous l’action de l’Esprit Saint, pouvons-nous déjà prévoir quels seraient les nouveaux ministères qui seraient plus adaptés à la femme, à sa nature, à ses dons et à sa préparation, dans le monde de ce temps dontGaudium et Spes parle si éloquemment? » (no 5).
Le cardinal Flahiff reprend les recommandations nettes des participantes à la consultation quant à l’admission des femmes aux ministères ordonnés (les raisons traditionnelles qui les en excluent ne sont plus « valides », affirme-t-il). Puis il pose la question d’une « place pour la femme dans le ministère, ou mieux dans les ministères, de l’Église », opérant ici un léger déplacement dans le sens à donner aux ministères visés. Les deux questions qui suivent sont plus problématiques : celle du rôle des femmes dans « les nouveaux ministères » (1) et celle des ministères « plus adaptés à la femme, à sa nature à ses dons et à sa préparation » (2).
En fin de compte, pour établir sa recommandation qu’une commission d’étude soit immédiatement mise sur pied, ouverte et mixte, pour étudier sérieusement la question, il cite la proposition qu’ont adoptée les évêques « presque unanimement » dit-il, « afin d’étudier en profondeur la question des ministères féminins dans l’Église » (no 6).
Or, les recommandations des femmes, anglophones comme francophones, visent bien les ministères ordonnés du presbytérat et du diaconat et non pas des « ministères féminins » ou des « ministères pour les femmes » ou des « ministères nouveaux » comme on en cherchait à l’époque surtout pour l’apostolat laïc dans le monde. Dans l’Église, qui devait revoir son droit canonique à la lumière de l’ecclésiologie de Vatican II, on se donnait, certaines conférences épiscopales plus que d’autres, un temps ad experimendum pour confier des ministères aux baptisées jusque-là réservés au clergé. L’Église canadienne a été à l’avant-garde à ce plan entre 1971 et 1983, l’année de la promulgation du nouveau Code de droit canonique.
Suites immédiates
Une commission d’étude a été mise sur pied en 1973 à Rome. Dès le départ, ses membres ont reçu l’instruction de ne pas y aborder la question des ministères ordonnés. Elle était mixte, composée de clergé, religieux et religieuses, laïcs hommes et femmes; aucune femme théologienne ou bibliste ou de formation en droit canon n’y fut nommée. Elles étaient certes moins nombreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui, mais il y en avait. Avant même que les travaux commencent, en 1972, un motu proprio, Ministeria quaedam, abolissait les sous-ordres traditionnels conduisant au ministère ordonné (sous-diaconat, acolytat, lectorat) pour les remplacer par des ministères institués d’acolytat et de lectorat réservés aux hommes laïcs. En 1975, les évêques canadiens ont demandé la possibilité d’instituer des femmes à ces ministères, en vain. En 1983, le droit canonique confirmait leur attribution aux baptisés laïcs hommes exclusivement.
Conclusion
À nous décourager de l’Église magistérielle romaine en 2011, en ce 40e anniversaire de la première des femmes canadiennes en avril 1971 et de l’intervention de l’archevêque Flahiff au premier synode romain en octobre 1971? Ses prises de position récentes consécutives laissent bien peu de place à un espoir réaliste. Seul de l’improbable pourrait avoir raison de ce durcissement clérical qui s’avère de plus en plus un contre-témoignage au sacré de l’Évangile, à sa lumière, qui devrait « resplendir sur le visage de l’Église » (LG no 1) : la reconnaissance de l’autre et le partage avec l’autre des biens du salut.
Peut-on penser à un printemps du Peuple de Dieu comme je l’ai rêvé en avant-propos sur le site Web de Femmes et Ministères à l’occasion de Pâques 2011? À une appropriation progressive par les baptisées de leur vocation apostolique pascale dans l’Église, comme cela s’affirme de plus en plus chez des femmes pasteures dans nos communautés de foi? « Hors de l’Évangile, point d’Église » titrait la récente conférence de l’évêque émérite de Poitiers, Albert Rouet (Centre culturel chrétien de Montréal, 16 septembre 2011). Plus le ministère ecclésial s’évangélisera, plus il reconnaîtra la vocation ministérielle intégrale des baptisées, pour le bien de l’Église et son envoi apostolique.
Avril, octobre 2011, un 40e anniversaire. J’y suis, la foi éprouvée certes, mais toujours jeune de rêve pascal pour l’Église de Dieu en Jésus Christ « lumière des nations, pour annoncer l’Évangile à toute créature » (LG no 1). Je m’y tiens avec les femmes et les hommes baptisé.e.s qui se lèvent, paroles libérées et agissantes, ouvertes à l’Esprit de l’amour qui crée et recrée, qui réconcilie en grâce l’être humain à lui-même et avec ses semblables, dans toute sa vulnérabilité et sa dignité. N’est-ce pas ce qu’a vécu Jésus de Nazareth, mort et ressuscité, la res (Réalité) que tout sacrement signifie, le Sacré du Dieu de l’Évangile et alors de son Église ministérielle au cœur de l’humanité?
Ottawa, 30 septembre 2011
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