Une recension du livre de Maud Amandier et Alice Chablis, Le déni : Enquête sur l’Église et l’égalité de sexes, Éditions Bayard/Novalis, 2014, 394 pages
par Gonzague JD
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« Ils sont au pouvoir, elles sont au service ». Voici comment Maud Amandier et Alice Chablis décrivent l’institution catholique dans un livre tranchant comme l’épée, préfacé par le grand théologien Joseph Moingt. Les deux auteures ont étudié tout le magistère récent concernant la différence des sexes, ce discours d’hommes sur les femmes dont ils définissent la complémentarité, et elles en démontent les procédés rhétoriques comme on abat des idoles de bois, avec l’urgence éthique de redresser les femmes courbées et la soif de retrouver Jésus libérateur derrière les discours opprimants.
Devant l’abondance de citations accablantes, certains seront choqués que les auteures ne cherchent pas d’abord à sauver l’autorité des papes, comme le fit Mgr Dupanloup au XIXe siècle en interprétant avec largesse l’imbuvable « Catalogue des erreurs modernes » du pape Pie IX. D’autres regretteront que les paroles des papes ne soient pas plus mises en contexte de manière académique. D’autres enfin préfèreront retenir plutôt les compliments des papes envers les femmes et leur intention proclamée de défendre l’égale dignité des femmes et des hommes. Mais on comprend à demi-mot que les auteures envisagent les manifestations d’estime et la glorification des femmes comme une tactique magistérielle, comme un rideau de fumée permettant de préserver les inégalités entre les sexes. Au risque de certains raccourcis, elles s’attardent donc peu sur les nuances et les contradictions des textes de Jean-Paul II.
Ces contradictions, d’autres critiques les ont analysées plus explicitement comme les « éléments disparates » d’un « document de transition » entre une mentalité patriarcale et une mentalité égalitaire (Kari E. Borresen 1 ) ou bien ont pris le temps de démasquer la stratégie pontificale de « camouflage » de l’antiféminisme (Denise Couture 2 ). Quant à nos deux auteures, elles se concentrent sur une description convaincante des effets de cette rhétorique sur les femmes. Elles pointent avec justesse que la glorification de « la femme » en Marie vient rabaisser les femmes concrètes. Sidérées par cette fausse exaltation d’elles-mêmes, elles sont très exactement sous emprise. Réduites par Jean-Paul II à la spécificité corporelle de leur maternité, les femmes se voient attribuer pour modèle Marie exaltée comme vierge et mère. Vierges et mères, voici les femmes privées deux fois d’humanité : réduites à leur sexe, elles sont aussi entravées dans leur sexualité, la virginité de Marie étant donnée en exemple comme la vertu d’un cœur entièrement ouvert à Dieu. Vierge et mère, voici aussi une injonction paradoxale ! Puisqu’il est impossible d’être les deux à la fois, les femmes, toujours en faute, se consument dans le désir de bien faire et la culpabilité de ne jamais y parvenir.
Parmi les nombreuses et riches analyses de ce livre, je retiens particulièrement la lecture de deux textes du Nouveau Testament qui s’éclairent mutuellement : Jésus lavant les pieds de ses disciples (Évangile selon saint Jean) et l’analogie des épousailles (Lettre aux Éphésiens).
A la veille de sa passion, Jésus se dépouille de son manteau, se ceint d’un linge et lave les pieds de ses disciples en un geste de soin et de service traditionnellement dévolu aux femmes. « Le lavement des pieds défait la répartition des rôles imposée aux sexes par le patriarcat. » Par ce geste, Jésus « ne dit pas des femmes que ce qu’elles sont est exceptionnel, ni qu’elles ont une capacité particulière de l’autre : une aptitude féminine au service qui leur serait exclusivement réservée. Mais il commande à tous d’agir comme elles ». Au grand scandale de Pierre, si bien qu’aujourd’hui la présentation des ministères comme un service sert trop souvent à camoufler et justifier un pouvoir sur les femmes et sur les laïcs en général. Et celles qui servent effectivement sont empêchées de laver les pieds et de célébrer l’Eucharistie : « Les clercs sont habilités à symboliser le service qu’ils ne font pas dans la réalité, puisque ce sont les femmes qui les servent. Il est même interdit à la femme d’être à la place qui représente ce service et ce soin des autres : la célébration de l’Eucharistie. En la célébrant, le masculin s’approprie la gloire du don alors que, dans la vie de tous les jours, ce sont les femmes qui l’accomplissent. » Un service véritable ne peut pas être une occasion d’exclusion et de pouvoir les uns sur les autres. Il ne suffit donc pas de dire que le presbytérat est un service, il doit le devenir pleinement.
En ne voyant pas que Jésus s’est dépouillé de toute prérogative virile, le magistère peut prétendre qu’il faut être un homme pour représenter Jésus dans l’Eucharistie. Nos deux auteures citent ainsi Jean-Paul II : « dans l’eucharistie s’exprime avant tout sacramentellement l’acte rédempteur du Christ-Époux envers l’Église-Épouse. Cela devient transparent et sans équivoque lorsque le service sacramentel de l’Eucharistie, où le prêtre agit in persona christi, est accompli par l’homme ». Cette théologie d’un salut du féminin par le masculin s’appuie sur la double analogie des épousailles dans le chapitre 5 de l’Épitre aux Éphésiens dont l’interprétation est peut-être le nœud du problème.
Première analogie : « Comme l’Église est soumise au Christ, que les femmes soient soumises en tout à leur mari ». Deuxième analogie : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église. » Les auteures montrent que la seconde analogie peut venir subvertir la première ou au contraire la sacraliser. Ainsi Jean-Paul II affirme-t-il d’un côté que « dans la relation mari-femme, la ˝soumission˝ n’est pas unilatérale, mais bien réciproque » mais, d’un autre côté, il s’appuie tout de même sur cette conception profondément inégalitaire du mariage pour répartir les rôles entre femmes et hommes : « Si l’auteur de la lettre aux Éphésiens appelle le Christ l’Époux, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme en tant qu’épouse. L’Époux est celui qui aime. L’épouse est aimée. Elle est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour ». Maud Amandier et Alice Chablis ont raison de répondre : « aujourd’hui où la relation conjugale n’est idéalement plus fondée sur l’autorité de l’un et la soumission de l’autre, mais sur l’affection réciproque, que devient l’analogie paulinienne? Éclaire-t-elle vraiment les rapports entre les hommes et les femmes? »
Leur conviction est que « la relation humaine n’est pas d’abord sexuée, [elle] est d’abord de personne à personne, comme l’était celle de Jésus avec ceux et celles qu’il rencontrait. » Et leur question finale mérite une réponse plus sérieuse de notre Église : « Comment quitter cette tentation très humaine de la supériorité et la peur corrélative de ne plus exister si, de supérieur, on devient égal et si maîtres et serviteur deviennent amis ? »
NOTES
1- BØRRESEN Kari Elisabeth, « Image ajustée, typologie arrêtée : analyse critique de Mulieris dignitatem », in Joseph Dore et al. (eds.). Mélanges en l’honneur de Joseph Moingt, Paris 1992. « La lettre apostolique Mulieris dignitatem de 1988 se présente comme une méditation, ayant l’apparence d’un traité édifiant. Le contenu doctrinal de ce texte est remarquablement incohérent : L’auteur s’efforce de combiner une anthropologie théologique partiellement ajustée à la culture post-patriarcale, avec la synthèse foncièrement androcentrique du christianisme traditionnel, déployée dans la christologie, l’ecclésiologie et la mariologie. Il s’agit donc d’un document de transition, où les éléments disparates correspondent aux différents niveaux d’inculturation. »
2- COUTURE Denise, « L’antiféminisme du « nouveau féminisme » préconisé par le Saint-Siège », Recherches féministes, Volume 25, numéro 1, 2012, p. 15-35. http://id.erudit.org/iderudit/1011114ar. « Il a élaboré un discours phallocentrique exemplaire, nouveau et adapté à son temps, qui réutilise des concepts féministes en inversant leur signification. La stratégie de camouflage de son propre phallocentrisme fonctionne en partie : elle réussit à éviter l’opposition d’un auditoire, tant catholique que citoyen, pour qui la thèse de la subordination sociale des groupes des femmes aux groupes des hommes est inaudible et inacceptable. »
Voir aussi notre bibliographie critique à propos du rôle attribué aux femmes dans les documents magistériels. A télécharger ici.