Au chapitre 16 du livre de la Genèse, Hagar, esclave égyptienne, fuit dans le désert pour échapper aux mauvais traitements infligés par Saraï1, sa maîtresse. À proximité d’une source, sur la route de Shour, vers l’Égypte, la jeune femme enceinte fait l’expérience d’une théophanie. Elle rencontre un messager de YHWH qui lui ordonne de retourner vers Saraï, lui annonce une descendance nombreuse et surtout son fils à naître, Ishmaël. Cette rencontre mène Hagar à une pratique théologique tout à fait singulière alors qu’elle entreprend de nommer Dieu : El-Ro’î. Je propose ici une lecture qui prolonge le travail d’exégètes féministes, womanistes et postcoloniales, en suivant la trace des regards posés par Hagar dans le récit de Gn 16. Ses expériences visuelles, dont les oppressions liées au genre, à la classe et à l’ethnicité sont constitutives, en particulier dans ses interactions avec Saraï (v. 4-6), sont déterminantes dans sa rencontre avec Dieu et la « théologie expérientielle » qu’elle en dégage.
Saraï, épouse d’Abram2, domine la relation qui la lie à son esclave. Hagar appartient à sa maîtresse. Cette appropriation est aussi d’ordre reproductif. Face à une stérilité qui perdure, Saraï tente en effet d’utiliser Hagar comme mère porteuse (v.2). Elle la donne à son mari pour qu’il aille sexuellement vers elle (v.3-4). Hagar n’est jamais nommée. On ne lui adresse jamais la parole. Elle est sans voix jusqu’au verset 8. Dans ce récit, c’est avant tout son expérience visuelle qui est relatée. Elle ne tarde pas à « voir » qu’elle est enceinte (v. 3-4). C’est une nouvelle compréhension d’elle-même qui semble émerger. L’expérience de la maternité ne fait pas du récit un conte de fées pour la future maman, mais il ouvre tout de même un petit espace de subjectivité pour l’esclave. Hagar pose d’ailleurs un second regard, rapporté par le narrateur : « sa maîtresse fut diminuée à ses yeux » (v. 4, ma traduction). Une grande diversité d’émotions ont été proposées pour expliquer ce regard jeté par Hagar : mépris, sentiment d’accomplissement, de supériorité, colère, etc. Un rapprochement avec le récit de Mikal3 (2 S 6,15-23), permet une mise en lumière intéressante. En effet, les deux femmes sont transformées par ce qu’elles voient : la grossesse de l’une la mène à poser un regard condescendant sur sa maîtresse, alors que la vue de son mari David dansant avec l’arche entraîne le mépris de Mikal. Traitées comme des marchandises par Saraï et David4, les deux femmes osent défier l’une sa maîtresse, l’autre son époux. Hagar sort ainsi très légèrement du rang en occupant visuellement l’espace face à Saraï. Cette dernière réplique alors violemment5. Maltraitée, Hagar fuit dans le désert.
Malgré la violence et la précarité qui teintent l’expérience de l’esclave, cette fuite dans le désert est souvent, à plusieurs égards, interprétée positivement pour Hagar : elle est le premier personnage à fuir l’oppression, le seul à nommer Dieu6, la première femme à le rencontrer. N’est-elle pas la première véritable théologienne7 ? En effet, Hagar est célébrée pour son acte de nomination théologique (v. 13). C’est vers ce passage qualifié d’obscur que je me tourne maintenant, m’attardant notamment à la dimension visuelle du discours de la servante égyptienne.
En Gn 16,13, Hagar nomme YHWH, le dieu qui s’adresse à elle, El Ro’î8. Elle fournit l’explication suivante : « Est-ce possible que même ici je vois après qu’il m’ait vue ? » (ma traduction). Le dieu (El) est ainsi qualifié à l’aide du terme r’oî, que l’on traduit le plus souvent par le nom commun « vision9 » ou le participe « [me] voyant ». Il n’est pas impossible que ce petit mot révèle d’emblée l’ancrage expérientiel de l’acte de langage de Hagar. Celle qui n’a jamais existé dans le champ de vision d’Abram et de Saraï, autrement que comme force de travail et de reproduction, peine sans doute à croire qu’elle est non seulement « vue » dans le désert, mais qu’elle voit, sans que son regard soit sanctionné par la violence. El-Ro’î pose un regard bien différent de celui de Saraï sur l’esclave en fuite. Il y a réciprocité dans leur relation visuelle, ce que le nom que je traduis par Dieu de ma vision/qui me voit rend bien. L’esclave en fuite a ainsi droit à une forme de reconnaissance. On se soucie d’elle.
Peut-on pour autant parler de libération ? Hagar est une figure extrêmement importante dans l’histoire religieuse des femmes afro-américaines. Plusieurs théologiennes abordent ce personnage qui donne non seulement à penser sur l’expérience des femmes noires esclaves à l’époque précédant la guerre civile américaine, mais aussi sur le racisme anti-noir contemporain. Dans le prolongement du travail de Dolores Williams10, qui identifie El-Ro’î comme un dieu de survie et non de libération, Renee K. Harrison11 s’interroge sur le potentiel émancipateur du récit de la rencontre dans le désert pour les femmes afro-américaines. En quoi la capacité d’agir de Hagar sort-elle grandie de cette expérience ? Le privilège de la vision, la promesse d’une descendance innombrable et l’annonce d’un fils à naître qui l’accompagnent suffisent-ils face au maintien de l’asservissement et de l’humiliation (v. 9) ? Peut-on réellement concevoir Gn 16,7-14 comme un récit émancipateur ? El-Ro’î peut-il être le Dieu de la libération noire12 alors que Hagar est renvoyée à sa servitude (v. 9) ? Certes, son fils Ishmaël, comparé à un âne sauvage, aura peut-être accès à une véritable liberté, dans la vie de rébellion qui lui est promise (v. 12), mais quant est-il de sa mère ? Les réflexions de ces théologiennes afro-américaines me mènent à constater, de même, que la vision réciproque dont Hagar fait l’expérience avec la divinité ne la libère pas. Elle la maintient simplement en vie. Ce qu’elle propose, par la nomination divine d’El-Ro’î, est plus modeste : un fragment de présence et d’espoir. Un bref instant, une esclave égyptienne dans une situation de très grande précarité a pu dire son expérience visuelle de Dieu.
Anne Létourneau
Le 21 juillet 2016
NOTES
1 Dieu change son nom pour Sara (« princesse) en Gn 17,15. Elle est la mère de la promesse. L’alliance passe par son fils à naître, Isaac (v.19).
2 L’alliance avec Dieu mène aussi à la transformation du nom Abram en Abraham. Cf. Gn 17,5.
3 Fille du roi Saül et épouse du roi David.
4 En 2 S 3, Mikal est enlevée à son mari Paltiel sur instruction de David qui la considère sienne (2 S 3,13-16).
5 Abram laisse Saraï faire comme bon lui semble (v. 5).
6 Il est le seul à prononcer le nom de Hagar dans le récit.
7 Proposition de l’exégète féministe Phyllis Trible.
8 Que je traduis par « Dieu de ma vision/qui me voit ».
9 En fonction de la vocalisation des Massorètes.
10 Auteure du livre Sisters in the Wilderness : The Challenge of Womanist God-Talk (1993, Maryknoll, NY : Orbis Books).
11 Cf. son article « Hagar Ain’t Workin’, Gimme Me Celie : A Hermeneutic of Rejection and a Risk of Re-appropriation », Union Quarterly Review 58, no 3-4 (2004) : 38-55.
12 Sur la parole de femmes d’Afrique du Sud à ce sujet, cf. aussi Nicole M. Simopoulos, « Who Was Hagar ? Mistress, Divorcee, Exile or Exploited Worker ; An Analyss of Contemporary Grassroots Readings of Genesis 16 by Caucasian, Latina, and Black South African Women ». Dans Reading Other-Wise, sous la direction de Gerald O. West, p. 71-72 (2007, Atlanta, GA : Society of Biblical Literature).
- Dans l’œil de Hagar : une théologie de la survie (Gn 16) - 22 juillet 2016
Hagar était esclave, femme et étrangère, trois bonnes raisons d’être méprisée. Quand elle sera renvoyée par Sara-Abraham, elle ne sera plus esclave. À l’âge où les jeunes garçons passe sous la tutelle du père, c’est à elle que Dieu dit: « Tiens-le ferme ». Elle mariera son fils à une femme de son pays, elle ne sera plus une étrangère. Pour moi il s’agit là d’une extraordinaire histoire de libération. En outre, elle est l’objet de la même promesse qu’Abraham et de la même vision qu’Abraham aura plus tard sur la montagne du sacrifice, mais cela sera bien des années avant lui et je pense que c’est elle qui lui a ouvert les yeux au vrai Dieu qu’il finira par découvrir.
C’est la plus importante des matriarches bibliques … et la plus ignorée!
Une extraordinaire de libération, comme écrit précédemment Jean Rousseau.
Un bibliste québécois présente même Hagar comme une prototype de mère porteuse parfois utilisée à l’époque biblique.
J’espère – et j’ai hâte – que Anne Létourneau publie cette thèse.
Félicitations et MERCI!