Intervention de Carmen Chouinard au Forum mondial théologie et libération [FMTL] à l’intérieur du panel « Féminisme, questions du genre et intersectionnalité des oppressions. », le 8 août 2016.
Une triple occultation des femmes croyantes au Québec
L’approche intersectionnelle permet de constater que depuis la Révolution tranquille, les femmes croyantes du Québec sont occultées de trois façons :
1- la sécularisation a circonscrit l’influence des croyants (femmes et hommes) aux lieux de culte et à la sphère privée;
2- les féminismes québécois ont pour la plupart évacué la religion (dernier bastion du patriarcat) et les femmes croyantes;
3- certaines communautés de foi sont souvent structurées selon une hiérarchie patriarcale et elles tiennent les femmes à l’écart de plusieurs fonctions, dont celle de rabbin, de prêtre, d’imam.
Pour contrer ces occultations, l’herméneutique féministe des livres saints est une, sinon la piste à suivre. Pour ce faire, un regard anticolonial, antiraciste de ces herméneutiques est proposé et illustre bien les efforts des femmes croyantes musulmanes pour participer pleinement aux débats sociétaux et à la justice sociale.
Les féminismes et la religion depuis la révolution tranquille au Québec
Quels sont les événements qui ont mené à cette triple occultation? Avec l’avènement de la Révolution tranquille, la société québécoise se sécularise rapidement. Dans la foulée, la religion est reléguée à l’espace privé ou aux lieux du culte. Selon Charles Taylor, la sécularisation est perçue comme une émancipation à l’égard des institutions et des normes religieuses.1 La sécularisation de la société québécoise fut complétée en 1998 par la déconfessionnalisation des commissions scolaires. Le processus de sécularisation s’est opéré sur une période d’environ quarante ans. Cela semble une période relativement courte pour des changements aussi majeurs. Pourtant, cette sécularisation a eu un réel impact sur les croyants et particulièrement les croyantes.
On observera aussi que certaines organisations féministes québécoises, associées aux féminismes de la deuxième vague, contribuèrent à l’occultation des femmes croyantes. Pour ces féministes de la deuxième vague, associer religion et féminisme relève de l’oxymoron : les féministes ne peuvent pas être croyantes, car selon ces féminismes « de tout temps, les femmes ont été infériorisées dans les religions, qui reposent sur une organisation patriarcale. »2
Troisième observation : les communautés de foi abrahamique (juive, chrétienne et musulmane), leurs organisations souvent millénaires et leurs processus herméneutiques respectifs, fortement ancrés dans des systèmes patriarcaux, restent fermés à la plupart des innovations suggérées par leurs membres féminins. Par conséquent, la marginalisation se traduit très souvent par un effacement progressif, mais hautement variable selon les courants à l’intérieur de chacune des trois grandes traditions.
Un questionnement en trois volets
Notre questionnement sur ce phénomène de triple occultation comporte trois dimensions. La première propose des lectures herméneutiques de féministes croyantes au sein des religions abrahamiques et démontre comment ces lectures offrent d’autres perspectives aux interprétations patriarcales dominantes dans ces communautés de foi. La seconde dimension a pour but de comprendre comment les discours des féministes croyantes convergent vers une évolution du féminisme dans le sens d’une ouverture à la pluralité culturelle qui inclut le religieux. Quant à la troisième dimension, elle explore particulièrement le féminisme islamique comme agent permettant aux femmes musulmanes racisées de participer pleinement aux débats sociaux comme citoyennes à part entière.
1. Des féministes croyantes au Québec
Un regard rétrospectif sur l’histoire de l’Église catholique au Québec nous permet de constater que la fondation de la Nouvelle-France a été l’œuvre de personnes – femmes et hommes – portées par un certain mysticisme et des desseins missionnaires. Des femmes ont accompli un travail immense pour la colonisation du territoire et pour offrir un environnement religieux aux colons. Elles organisèrent les soins infirmiers et l’éducation. Pendant plus de trois siècles, elles ont été directrices d’écoles, d’hôpitaux, de centres pour les démunis. Elles ont travaillé de façon autonome, bien que sous l’égide de l’Église de Rome. Avec la Conquête britannique, l’Église eut soudain à composer avec l’arrivée des protestants et de pouvoirs politiques qui ne lui étaient pas nécessairement favorables. Cette période favorisa l’émergence d’une conscience nationale, et l’Église fut le fondement solide de ce nationalisme. Mais il s’agissait d’une arme à deux tranchants, car l’Église favorisait aussi l’obéissance au souverain légitime.
Des femmes laïques très impliquées auprès de la population prennent alors l’habit pour venir en aide aux démunis et assurer la mainmise de l’Église. Elles accomplissent un travail remarquable durant toutes les grandes crises. C’est en 1845 qu’est consacré le caractère confessionnel des écoles, afin de protéger les enfants des Canadiens français. Ce sont souvent des religieuses qui prennent en main l’instruction plus avancée des filles et les écoles de métier et professionnelles, négligées par l’appareil d’État.
Avec la Révolution tranquille, le gouvernement reprend en main ce qui avait longtemps été la chasse gardée de l’Église. Malgré Vatican II, l’Église, qui se démocratise, n’arrive pas à conserver ses fidèles. Les religieuses abandonnent leur costume et commencent à résider non plus en communauté mais au sein de la population en général. Les vêtements qui permettaient d’identifier les religieuses et les religieux disparaissent de la place publique. Cette sorte de visibilité des religieuses s’estompe graduellement du paysage québécois – paysage physique – et il en ira de même, graduellement, du paysage intellectuel. En effet, durant cette période, parler religion est tabou. Les personnes travaillant dans l’espace public et parapublic sont tenues à un devoir de réserve.
Dans un tel contexte, l’arrivée massive d’immigrants ayant des pratiques religieuses autres que celle de la majorité, pratiques nécessitant parfois des aménagements et une visibilité qui avait jusqu’alors disparu, n’a pas été sans provoquer des remous pour certains individus qui avaient évacué la religion de leur vie et de l’espace public. Pour d’autres, le cours Éthique et culture religieuse est la porte d’entrée d’une réapparition selon eux dangereuse du religieux dans l’espace public. Pour d’autres encore, la déconfessionnalisation des commissions scolaires est une menace pour la religion majoritaire. Alors que la sécularisation avait pour ainsi dire occulté la religion et par le fait même les femmes croyantes, voilà que les religions veulent réapparaître non seulement dans l’espace public, mais aussi dans les discours populaires et les discours savants.
La « crise des accommodements raisonnables » projette une crise identitaire à l’avant–scène du paysage québécois. Le Québec s’est transformé très rapidement en à peine un siècle, et certaines générations, surtout celles qui avaient évacué le religieux de leur vie, acceptent mal que celui-ci soit ramené en force par des gens venant de l’extérieur, et par la géopolitique mondiale. De même, en ébauchant un bref résumé de la situation des communautés de foi abrahamique, il est possible de constater qu’elles sont souvent, elles aussi, une source d’occultation des femmes croyantes. Bien que les communautés de foi diffèrent considérablement quant à la place des femmes, on peut affirmer que plusieurs sont souvent à l’origine de discrimination envers les femmes. Pourtant, plus souvent qu’autrement, ce sont des femmes qui travaillent au bon fonctionnement de ces communautés de foi. Ces femmes partent du principe qu’elles veulent contribuer à leur émancipation et ne veulent plus se faire dire « qu’elles n’ont qu’à sortir de la religion pour être libres ».3
Le judaïsme a longtemps été la seconde religion en importance au Québec. Avec la Conquête, des soldats britanniques juifs sont venus dans les contingents militaires d’occupation. C’est à Montréal qu’ils se sont rapidement installés. Dès 1832, l’Assemblée législative accorde aux juifs leurs pleins droits civils, politiques et religieux, bien avant d’autres pays. Avec les décennies, les juifs se sont organisés. En 2016 ils ont un hôpital de bonne qualité, des écoles privées, des lieux de culte à proximité de leur domicile, la possibilité de manger cachère. Plusieurs organisations juives voient à protéger les intérêts de leurs fidèles, à favoriser leur intégration lors de leur arrivée au Québec. Il en va de même pour certains organismes qui viennent en aide aux aînés, aux handicapés, aux chômeurs, etc.4 Le judaïsme orthodoxe est le courant majoritaire au Québec. Au sein de ce courant, les femmes n’ont pas accès à certaines fonctions, comme la lecture à voix haute de la Torah en public; elles ne font pas partie du quorum pour la prière collective et elles n’ont pas accès au rabbinat.
Quant à l’islam, si dans toutes les communautés, les femmes ont le droit d’être imams pour les femmes, aucune ne peut être imam pour une communauté mixte. Indépendamment de cela, la diversité de cultures et d’écoles d’interprétation est telle qu’on est loin de pouvoir parler d’une seule voix comme musulman au Québec. Les femmes musulmanes sont nombreuses à s’impliquer pour favoriser la pleine participation des musulmanes et musulmans au sein de la société. Pourtant, comme leur venue est plus récente et leur variété considérable au plan tant linguistique que culturel, il y a plus de difficultés pour elles à s’organiser véritablement et à représenter un véritable pouvoir pour les politiques. Des efforts sont fournis, mais il y a encore beaucoup à faire pour que les musulmans aient une véritable représentation et une protection contre certains abus (discrimination à l’embauche, discours et gestes haineux, profilage racial).
Abstraction faite de l’impact que la société a sur les individus, si ceux-ci ne se sentent pas acceptés ni respectés, cela peut entraîner un certain repli identitaire. Il est prouvé que les communautés musulmanes nord-africaines ont un taux de chômage plus élevé que les autres communautés.5 L’intégration se fait par l’emploi. Si ces personnes ne trouvent pas d’emploi, leur intégration se fera probablement plus lentement. Cela n’a rien d’encourageant pour les femmes. Les replis identitaires nuisent en général davantage aux femmes; et même si la société est plus ouverte, c’est au sein de leur famille que les filles et les femmes vivent au quotidien. Les jeunes gens veulent avoir leur place au sein de leur famille et au sein de la société. Les femmes musulmanes ont à travailler pour changer les mentalités au sein de leur famille, de leur communauté et de la société. C’est un immense travail et plusieurs risquent d’abandonner en cours de route.
Quant au féminisme au Québec et en Occident en général, c’est au XIXe siècle qu’il fait son apparition. On peut constater qu’il a été le moteur de changements sociaux, politiques, culturels et scientifiques au sein des sociétés occidentales. En jetant un regard rétrospectif sur le féminisme au Québec, nous constatons qu’il s’est implanté selon ce que Florence Rochefort et d’autres auteures appellent des vagues. Il y aurait eu trois moments principaux en Occident pour ce qui est du féminisme. Alors qu’en Europe et principalement en France, la première vague du féminisme a opéré avec un certain détachement de la religion et parfois même un certain anticléricalisme, au Québec, il en fut tout autrement. En effet, c’est au sein d’organisations à caractère religieux que le féminisme s’est d’abord implanté. Seules les femmes ayant un bon niveau d’instruction et une certaine aisance matérielle pouvaient s’occuper de féminisme. C’est donc au sein d’une certaine classe de femmes que le féminisme est apparu au Québec.
C’est d’abord sous la houlette de lady Aberdeen que le mouvement démarre. Comme ses dirigeantes sont anglophones et protestantes, l’Église catholique québécoise interdit aux femmes de s’y affilier. Joséphine Marchand-Dandurand et Marie Lacoste-Gérin-Lajoie obtiennent alors de l’archevêque de Montréal de pouvoir démarrer leur propre organisme. D’autres femmes emboîtent le pas et d’autres organisations verront le jour, comme la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB), l’Association des employées de manufactures, l’Association des employées de magasin, l’Association des institutrices et bien d’autres. Toutes ces organisations travaillent au mieux-être des femmes, mais elles sont sous la tutelle de l’Église.
Les deux grandes guerres ont mis le féminisme en veilleuse. Pourtant, elles ont permis des avancées pour ce qui est du droit de vote des femmes, au fédéral en 1921 et au provincial en 1940. La Révolution tranquille fait entrer le Québec dans la modernité. Durant cette période, le féminisme emprunte toutes sortes de tendances, mais il y en a une où les féministes se reconnaissent presque toutes : c’est la mise au ban de la religion. Désormais, la religion est évacuée au sein des féminismes, elle devient même sujet tabou. Graduellement, on réalise que peu de choses changent au sein de la religion catholique, malgré tous les efforts fournis par des femmes et des hommes. La religion étant évacuée des débats, des changements s’opèrent au sein de la société québécoise, mais ils n’atteignent pas ou peu l’Église.
Le nationalisme, qui au XIXe siècle était étroitement lié à l’Église, subit un transfert vers la langue. Désormais, c’est la langue française qui devient l’assise du nationalisme québécois. Alors que nous sommes en plein dans la troisième vague du féminisme, nombre de militantes de la deuxième vague se retrouvent à la tête d’organismes comme le Conseil du statut de la femme et prennent position contre les religions. On a pu observer cela sous le gouvernement de Pauline Marois, qui a remis en cause la neutralité de cet organisme face à des groupes de pression et à des nominations partisanes.
2. Vers une ouverture à la pluralité culturelle
En prenant en compte tous ces éléments, il semble bien que la sécularisation de la société québécoise, de même que certaines communautés de foi et certains féminismes de la deuxième vague, ont participé à la triple occultation des femmes croyantes au Québec. Cela étant dit, des solutions sont proposées pour atténuer sinon contrer cette triple occultation. Les approches féministes de l’herméneutique des livres sacrés ouvrent à cet égard de nouveaux horizons pour les femmes.
Élisabeth Schüssler Fiorenza6 apporte une contribution remarquable avec son herméneutique du soupçon. Elle reprend le travail de ses prédécesseurs, se les réapproprie, et à partir d’une analyse théologique historico-critique, elle formule une méthode heuristique féministe capable de faire la part entre l’oppression subie par les femmes et le rôle historique qu’elles ont joué au début du christianisme. Fiorenza n’hésite pas à affirmer qu’une histoire sans les femmes est une histoire handicapée. Elle veut redonner aux femmes croyantes leur histoire, ou du moins leur part de l’histoire, car l’abandonner comme le font certaines féministes, c’est occulter les femmes une deuxième fois. Elle est convaincue qu’un tel déplacement du paradigme androcentrique à un paradigme « féministe » demande aux scientifiques, hommes et femmes, « une transformation de l’imagination scientifique ».
Tout comme Fiorenza, qui est chrétienne, les croyantes juives et musulmanes sont à la recherche, dans un premier temps, de l’héritage des femmes qui partagent leur foi. Dans un second temps, elles veulent entreprendre une véritable relecture de leur livre saint afin de sortir du « miroir patriarcal ». Les féministes croyantes, toutes religions confondues, travaillent à réfuter les interprétations patriarcales dominantes au sein tant de leur communauté de foi que de la société québécoise en général. Leurs discours convergent vers une évolution du féminisme où la pluralité culturelle inclut le religieux. Elles utilisent des discours inclusifs; elles sont sensibles à l’altérité et à l’identité religieuse comme composantes de l’identité des Québécois et des Québécoises. Elles participent activement à la société québécoise en faisant partie de différents groupes religieux ou autres. Leurs diverses activités contribuent à la reconnaissance des femmes croyantes au Québec. Leurs lectures herméneutiques apportent de nouvelles perspectives au paysage intellectuel québécois. Toutes ces initiatives permettent de conclure que ces femmes engagées contribuent à atténuer la triple occultation des femmes croyantes au Québec.
S’il est vrai que la situation québécoise n’a pas le même impact sur toutes les femmes croyantes, de même la crise des accommodements raisonnables et le débat sur la Charte des valeurs québécoises n’ont pas affecté toutes les femmes croyantes au même degré. Si toutes les femmes croyantes ont été un peu larguées par certaines féministes de la deuxième vague, elles ne vivent pas la même discrimination au quotidien. Lors des deux crises, ce sont particulièrement les femmes musulmanes qui ont été visées. Quand on leur donne la parole, trop souvent ce n’est pas pour les écouter mais pour les juger. Il devient alors évident que l’on peut parler d’elles comme de femmes racisées.
3. Le féminisme islamique et son évolution comme vecteur de changement
Comment le féminisme islamique pourrait-il opérer pour être vecteur de changement de cet état de fait? On identifie rarement les femmes chrétiennes, juives, bouddhistes, hindoues par leur religion; c’est pourtant le lot des femmes musulmanes. Pour plusieurs, elles n’ont qu’une identité, celle d’être musulmane; et le plus souvent, « on impute à l’islam une influence fondamentale sur leurs conditions de vie. »7 Or il y a autant de sociétés musulmanes que de modèles de femmes musulmanes. Les femmes musulmanes sont les représentantes d’une hétérogénéité socioculturelle importante. Qu’ont en commun une Malaisienne et une Yéménite, une Afghane et une Québécoise de confession musulmane? Et pourtant, on parle des femmes musulmanes comme d’un bloc monolithique.
Nous tenterons de décoloniser et de déconstruire l’essentialisation du féminisme et de l’islam.
Qu’en est-il du féminisme dans le « monde musulman »? Comment s’articule l’égalité des sexes à l’intérieur du cadre religieux musulman ? On peut dire qu’il se décline sous trois angles : laïque, islamiste et islamique. Les pays dits musulmans sont largement sécularisés, selon les propos de Pierre-Jean Luizard.8 Certains ont utilisé une laïcité autoritaire pour y parvenir : on peut penser à Mustapha Kemal en Turquie, Saddam Hussein en Irak, Mohammad Reza Pahlavi en Iran. Cette sécularisation a favorisé le féminisme laïque. Les luttes des pays musulmans pour obtenir leur indépendance ont favorisé aussi ces féminismes laïques. Durant ces luttes, les femmes ont combattu au coude-à-coude avec les hommes et elles ont pour la plupart occulté la religion. Ce sont des femmes ayant une lecture de la laïcité à la française. Au Québec, on peut nommer Leila Bensalem, Leila Lesbet, Nabila Ben Youssef, Yasmine Chouakri et Jamilla Ben Habib.
Des bouleversements géopolitiques ont provoqué l’apparition de mouvements islamistes, dont la guerre d’Afghanistan (1979-1989), avec l’apparition des talibans, la Révolution islamique d’Iran (1979), la guerre civile d’Algérie après l’élection du FIS (1991), pour ne parler que de ces événements. C’est dans des contextes géopolitiques particuliers que sont apparus les féminismes islamistes, qui essentialisent les genres, prônent un féminisme de la complémentarité, une ségrégation des sexes dans l’espace public, dans les tâches publiques et privées et des gouvernements religieux.
Les féminismes islamiques, quant à eux, se déclinent selon les pays et les circonstances. Ils ne revendiquent pas de théocratie. On parlera alors de féminisme égyptien, marocain, indonésien. Margot Bradan définira ces féminismes comme « un discours et une pratique féministes qui s’articulent à l’intérieur d’un paradigme islamique. Il tire sa compréhension et son autorité du Coran, recherche les droits et la justice pour les femmes et pour les hommes dans la totalité de leur existence. »9 Un de ces féminismes est apparu en Iran au début de 1990. C’est à partir d’une revue, Zanan, que des femmes iraniennes luttèrent pour faire reconnaître des droits que la Révolution islamique leur avaient enlevés. En général, ces féminismes sont l’œuvre de femmes érudites et militantes qui se réapproprient le savoir religieux et l’autorité religieuse liée à ce savoir. Elles partent du principe que la révélation coranique est porteuse de l’émancipation des femmes.
Du temps du prophète Mouhammad, les femmes furent nombreuses à porter la connaissance de cette égalité et à dénoncer les pratiques sexistes et patriarcales dans lesquelles elles vivaient. Khadija, Aïcha, Oum Salama se distinguèrent pour ce qui est des droits des femmes, et les révélations coraniques leur ont donné raison. Deux des grands savants de l’islam sunnite, al-Shafi’i et Ibn Hanbal, ont reçu la plus grande partie de leur enseignement de l’une des plus grandes savantes de leur époque, Nafissa Bint al-Hussein Ibnou Ali, épouse de Jaafar as-Sadiq. L’historien Ibn Hajjar a répertorié trois cents femmes savantes en sciences islamiques au IIIe siècle de l’Hégire. Qui connaît ces femmes ? Où sont passés leurs écrits ? De nombreux auteurs affirment que peu après la mort du Prophète, le patriarcat s’est lentement réinstallé. En effet, dès le IXe siècle, les écoles de jurisprudence, tant du côté sunnite que chiite, se sont pour ainsi dire fermées aux interprétations nouvelles et les lois se sont rigidifiées. Nombre de savants de la loi étaient à la solde des gouvernements en place, faisant passer au premier plan les besoins de ces gouvernants et la servitude du peuple. Au XIXe siècle, des réformistes font leur apparition. Jamal al-din al-Afghani, Muhammed Abduh, Muhammed Iqbal réinvestissent la jurisprudence en utilisant l’ijtihad (effort de réflexion personnelle). Ils remettent l’islam dans son contexte de temps et d’espace, actualisent la pensée et dénoncent la sacralisation des anciens savants et des écoles de jurisprudence qui ont figé l’interprétation des textes.
Alors que le Coran invite à aller chercher le savoir peu importe où il se trouve, l’éducation a périclité dans de nombreuses sociétés musulmanes. La colonisation a ajouté son empreinte sur les femmes. « Elles sont alors prises en otages entre un discours colonisateur, censé leur apporter la civilisation en les libérant des carcans religieux oppresseurs, et un discours nationaliste et traditionaliste qui fait d’elles le dernier rempart d’une identité islamique assiégée. »10 Lors des guerres d’indépendance, des femmes ont travaillé à défendre leurs droits, dont celui à l’éducation. L’accès à l’éducation des femmes a favorisé cette réflexion féministe. Avec la montée des islamismes, dont les féminismes islamistes, des femmes cherchèrent à utiliser la référence religieuse pour contrer les prétentions aux gouvernements religieux. Elles ne pouvaient plus se contenter du discours islamique traditionnel, et elles n’hésitaient pas à remettre en question l’orthodoxie religieuse. Comme les féminismes occidentaux, ces féminismes islamiques revendiquent non seulement l’égalité des sexes, mais aussi une plus grande justice sociale. Ces femmes cumulent souvent une double, parfois une triple formation, le plus souvent en sciences religieuses et en sciences sociales, afin de donner une lecture autre du Coran et des hadits. Elles remettent en question le modèle occidental du féminisme, qui a occulté les femmes croyantes.
Ces réformatrices ont ciblé trois zones d’étude :
1) Une interprétation féminine du fiqh (jurisprudence), souvent en partenariat avec les savants musulmans.
2) Une réécriture de l’histoire des femmes musulmanes qui leur redonne leur juste place.
3) L’élaboration d’une pensée féminine ou féministe globale, axée sur le monothéisme musulman (Tawhid), principe fondateur de l’égalité entre les sexes. Dieu est impartial envers ses créatures selon un principe de justice et de miséricorde. Ceux qui s’approprient ce pouvoir pour dominer femmes et enfants s’approprient une autorité qui n’appartient qu’à Dieu.
La pensée féministe reste l’apanage d’un groupe au départ restreint. Mais graduellement, cette pensée se démocratise, et diverses mouvances féministes voient le jour à partir de ces études. Le terme « féminisme », longtemps boudé comme conception occidentale, est graduellement repris par les femmes musulmanes. Les frontières entre militantes laïques et islamistes ont favorisé le féminisme islamique, qui fait le pont entre les premières et les secondes. Le rapport aux textes sacrés, dont le Coran et la sunna, est au cœur des divergences entre les féministes islamiques. Selon Zahra Ali, trois postures différentes se dessinent.
La posture dite réformiste traditionnelle est la plus répandue parmi les ulémas aux vues les plus égalitaristes. Pour ceux-ci, femmes et hommes sont égaux spirituellement, mais leurs particularités biologiques les poussent à assumer des rôles différents et à avoir des droits et des devoirs non pas égaux mais équivalents. Les femmes sont perçues à travers leurs rôles de filles, épouses, mères à l’intérieur du cadre familial. Ce fut un premier pas. L’œuvre majeure de cette période est le livre de Abdel-Halim Abou Chouqqa, La libération de la femme au temps de la Révélation.
La posture dite réformiste radicale appelle à une réforme en profondeur intégrant les sciences sociales à l’élaboration de la jurisprudence islamique sur les questions de genre. Comme la précédente, elle est attachée aux sources religieuses et à leur sacralité, mais elle questionne les sources du fiqh, de la jurisprudence et les savants de la jurisprudence. Les sujets femmes et hommes ne sont plus appréhendés en termes de droits et de devoirs, pas plus qu’en termes de contextes culturels et sociaux. On remet en cause l’imprégnation patriarcale et sexiste de la constitution même de la jurisprudence musulmane. De cette posture, on peut retenir deux auteures, Asma Barlas et son livre « Believing Women » in Islam: Unreading Patriarchal Interpretations of the Qur’an, publié en 2002, de même qu’Amina Wadud et son livre Inside the Gender Jihad Women’s Reform in Islam, publié en 2006.
La posture dite réformiste libérale est la plus fréquente chez les féministes de culture musulmane, qui sans revendiquer nécessairement une pratique religieuse telle que définie par l’orthodoxie, se considèrent de culture et/ou de religion musulmane. Cette posture s’attache plus ou moins aux textes religieux, beaucoup plus au Coran qu’à la sunna. L’islam est vu comme un ensemble de principes philosophiques et éthiques ne nécessitant pas obligatoirement une jurisprudence. Les tenantes de cette posture appréhendent les rapports sociaux de sexe comme constructions sociales, et la conception musulmane traditionnelle comme une déformation patriarcale du fondement égalitaire des sexes. Fatima Mernissi est la représentante par excellence de ce courant.
Les herméneutiques féministes des versets coraniques ont permis aux exégètes d’extirper les histoires fausses qui proviennent de la tradition et non du Coran, de répertorier tous les versets qui prônent l’égalité entre les femmes et les hommes et enfin, de contextualiser les versets qui évoquent les différences biologiques des femmes et des hommes pour contrer les justifications de la supériorité masculine. Il faut faire aussi la distinction entre les versets à portée universelle (les principes de justice, d’équité, la raison, la sagesse) et ceux à portée conjoncturelle, qui dans le Coran répondent aux problèmes temporels d’une époque révolue (l’esclavage, le butin de guerre, les concubines, les châtiments corporels). On peut observer qu’à travers l’histoire des mondes musulmans, au sujet des femmes, « l’exégèse masculine a érigé le « spécifique » et le « contingent » en principes universels et a fait abstraction de la grande majorité des versets qui ont établi des droits largement avant-gardistes par rapport à l’esprit qui dominait les valeurs de l’ordre tribalo-clanique de la péninsule arabique. »11 Les lectures féministes islamiques font la preuve que l’esprit du texte est adaptable à tous les contextes et à tous les temps. La langue arabe comme la langue française font passer le neutre au masculin ; or cette façon de procéder a toujours favorisé les lectures machistes.
Quels sont les effets de ces féminismes islamiques?
Dans un contexte de propagande islamiste, ces relectures du Coran peuvent disqualifier l’argumentaire des idéologues. Ces féminismes peuvent faciliter l’intégration des nouveaux arrivants à une autre culture en leur permettant de faire la part entre ce qui provient véritablement du religieux et ce qui provient de la culture et jettent des ponts entre la génération des immigrants et celle de leurs enfants nés à l’extérieur du pays d’origine.
Zahra Ali insiste en affirmant ceci : « À la critique politique du féminisme dominant, s’ajoute une critique religieuse qui remet en question le présupposé selon lequel toute démarche de libération et d’émancipation des femmes passerait par une mise à distance du religieux. Les féministes musulmanes revendiquent une militance prenant sa source dans la spiritualité musulmane et faisant de l’islam une grille de lecture pour promouvoir l’égalité. »12 Le retour à la religion n’est pas nécessairement un retour en arrière. Une grande majorité de femmes musulmanes se sentent assises entre deux chaises : d’une part, les traditions culturelles; d’autre part, « une modernité idéalisée censée les libérer. »13
Voici quelques réseaux qui travaillent à la réforme des lois des statuts personnels au sein des pays majoritairement musulmans : En Malaisie, l’organisme Sisters in Islam, fondé en 1987, pratique la formation et l’information des femmes musulmanes pour défendre leurs droits. Women Living Under Muslim Laws (Femmes sous lois musulmanes), fondé en 1986 par neuf femmes originaires d’Algérie, du Maroc, du Soudan, d’Iran, de l’Île Maurice, de Tanzanie, du Bangladesh et du Pakistan, soutient la lutte des femmes dans des régions musulmanes. Musawah, fondé en 2009, défend l’égalité au sein des familles musulmanes et cela dans cinquante pays à travers le monde.
En Occident, la militance s’oriente vers la défense des femmes musulmanes contre les diverses discriminations avec lesquelles elles doivent composer et les informe sur leurs droits en islam. Aux États-Unis, Karamah-Muslim Women Lawyers for Human Rights (Avocates musulmanes pour les droits humains), en Europe et au Québec, Présence musulmane ont aussi participé à la formation de nombreuses femmes et hommes afin de prendre la défense des musulmans en terre occidentale.
Conclusion
En conclusion, c’est en reconnaissant la pluralité des modalités d’émancipation féminine que les femmes seront véritablement empathiques à toutes leurs causes. Le féminisme islamique est un féminisme postcolonial dans la lignée du black feminism. Ces féminismes font le lien entre racisme, impérialisme et colonialisme, par lequel le féminisme blanc, bourgeois et antireligieux est ou fut influencé. Ces féminismes remettent en cause les modalités des luttes suggérées par les femmes occidentales, souvent porteuses de racisme, et elles suggèrent que si les conditions de vie des femmes diffèrent, les revendications doivent aussi être différentes.
La reconnaissance de l’autre en matière religieuse est étroitement liée à la validité que l’on accorde à la foi et à l’authenticité de la manifestation de la foi de l’autre. La pluralité a aussi un effet sur les institutions religieuses et elle ouvre une brèche dans la conception du religieux, que le Québec avait cantonnée depuis la Révolution tranquille à la sphère privée. Désormais, même les pouvoirs publics sollicitent plus souvent les représentants des institutions religieuses (même si trop souvent ce sont encore des hommes), bien conscients que les religions ont aussi un rôle à jouer pour ce qui est de donner un sens à la vie citoyenne et à la paix sociale.
Les changements économiques, sociaux, politiques opérés depuis la Révolution tranquille au Québec traînent à leur suite une rhétorique alimentée par les changements philosophiques qui invitent à dépasser l’antagonisme entre la vision individualiste, qui néglige l’apport des groupes minoritaires, et la vision collectiviste, qui donne une dimension exagérée à ces groupes et souvent fige les appartenances. Or les individus ont des identités multiples et trop souvent, c’est en figeant l’autre dans une seule identité qu’on lui refuse ce qui est le plus important de l’altérité. On ne peut plus négliger la diversité et on doit apprendre à composer avec cette diversité sans l’essentialiser ni lui montrer « la bonne route ».14 Ces démarches sont déjà un processus d’acceptation de l’altérité dans ce qu’elle a de plus complexe, critiques d’elles-mêmes et de plus, aptes à composer avec la diversité et à respecter le Dieu ou les dieux de l’autre.
NOTES
1 C. Taylor, L’âge séculier, Montréal : Éditions Boréal, 2007, p. 12.
2 C. Pelchat, Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, Conseil du statut de la femme, 2011, p. 15.
3 D. Couture, « Rétrospective des interventions de L’autre Parole dans le débat sur la laïcité au Québec », dans L’autre Parole, No. 140. Disponible au http://www.lautreparole.org/articles/1661 (consulté le 21 mars 2016).
4 La fédération CJA, l’agence Ometz, la Communauté juive séfarade unifiée du Québec, le Centre juif Cumming pour aînés, la Bibliothèque juive publique, le YM-YWHA, Hillel-Montréal, le camp B’nai Brith, Yad Montréal, le Centre Segal des arts de la scène, le projet Genèse, l’Atelier de travail JEM, le Centre communautaire MADA, le Conseil des synagogues de la communauté urbaine de Montréal.
5 Voir le rapport de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse : La Commission des droits de la personne et de la jeunesse mesure la discrimination à l’embauche : mieux vaut se nommer Bélanger que Traoré. Disponible au http://www.cdpdj.qc.ca/fr/medias/Pages/Communique.aspx?showItem=407 (consulté le 21 mars 2016).
6 E. Schussler Fiorenza, En mémoire d’elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe. Paris : Éditions Du Cerf, 1986.
7 Zahra Ali, Féminismes islamiques, Paris : Éditions Fabrique, 2012, p. 14.
8 Pierre Jean Luizard, Laïcité autoritaire en terre d’islam, Paris : Éditions Fayard, 2007.
9 Margot Badran, « Féminisme islamique : qu’est-ce à dire ? », dans Féminismes islamiques, sous la direction de Zahra Ali, Paris : Éditions Fabrique, 2012, p. 39.
10 Asma Lamrabet, « Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane », dans Féminismes islamiques, sous la direction de Zahra Ali, Paris : Éditions La Fabrique, 2012, p. 68.
11 Asma Lamrabet, « Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane », dans Féminismes islamiques, sous la direction de Zahra Ali, Paris : Éditions La Fabrique, 2012, p. 62.
12 Zahra Ali, Féminismes islamiques, Paris : Éditions La Fabrique, 2012, p. 31.
13 Asma Lamrabet, « Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale de la pensée musulmane », dans Féminismes islamiques, sous la direction de Zahra Ali, Paris : Éditions La Fabrique, 2012, p. 59.
14 Anne-Sophie. Lamine, La cohabitation des dieux. Paris : Éditions PUF, 2004.
- Les féminismes et les femmes croyantes musulmanes au Québec - 25 août 2016
Un article fort bien documenté. À mon âge, j’en arrive à constater que toute chose dite merveilleusement aujourd’hui fait partie depuis presque aussi loin que mes 86 ans des réflexions de femmes conscientes – même si peu instruites – que furent nos mères et grands-mères … Des réflexions d’un bon sens décapant!