LA RÉSISTANCE DES FEMMES EN ÉGLISE

La question politique

Certains groupes de femmes engagées au service de la mission ecclésiale adressent au magistère des interpellations concernant la place qui est faite aux femmes dans l’Église catholique. Ce faisant, elles se placent de facto dans une certaine position de résistance à l’endroit du pouvoir clérical, quelle que soit par ailleurs la qualité de leurs rapports et de leur collaboration avec les personnes qui exercent cette fonction dans leur milieu. Il est pertinent d’aborder en partie cette question sous l’angle politique, puisque l’Église institutionnelle comporte bel et bien cette dimension en tant que système organisé selon une distribution de fonctions et de responsabilités auxquelles sont attachés des pouvoirs.

Conditions de légitimité d’une relation de pouvoir

Les sciences politiques étudient généralement la question de la légitimité du pouvoir sous l’angle des rapports d’une autorité gouvernementale à une population donnée. Dans cette perspective, on retient les critères suivants. L’exercice du pouvoir doit être conforme à des règles établies (constitution, législation, réglementations diverses). Ces règles doivent être justifiées sur la base des valeurs et convictions partagées à la fois par les détenteurs du pouvoir et leurs subordonnés. Il doit y avoir cohérence entre un système de pouvoir et les croyances, valeurs et attentes qui servent à le fonder.[1] Il doit y avoir signe de consentement des subordonnés à cette relation de pouvoir.[2]

À noter qu’une relation de pouvoir n’est pas légitime seulement parce que les gens croient en sa légitimité, mais parce qu’elle peut être justifiée en rapport avec leurs croyances et leurs valeurs ; ces « croyances » et « valeurs » peuvent porter sur les sources de l’autorité, les qualités et qualifications requises pour exercer le pouvoir, les buts de cet exercice, les critères pour établir le consentement, les valeurs reconnues comme fondatrices par le groupe…

Toute incohérence entre le pouvoir et les convictions de la population sur laquelle il s’exerce se manifeste le plus souvent à la suite de l’exclusion d’une partie importante de la population des processus politiques. L’exclusion provoque une demande d’inclusion au nom des valeurs mêmes qui fondent la légitimité du pouvoir. Si cette demande rencontre indéfiniment l’opposition du pouvoir en place, celui-ci en vient à perdre sa légitimité aux yeux des gens qu’il appelle à la soumission.

« L’érosion des sources du pouvoir peut se produire au cours d’une longue période de temps avant d’être largement reconnue, et plus encore avant qu’on soit prêt à agir sur la base de cette prise de conscience. Des intellectuels dissidents peuvent travailler pendant des années, à leur risque, pour mettre en lumière la faillite d’un régime, sans effet apparent. Il faut généralement une atteinte sérieuse aux intérêts des gens pour qu’ils se rendent compte du manque de justification des règles du pouvoir. Et le lien entre les problèmes liés à la performance d’un gouvernement et les bases inadéquates de son autorité n’est souvent perçu que sous l’impact de la résistance politique elle-même »[3] .

Une contestation spécifique conduit ainsi à une remise en cause de la légitimité du pouvoir. On se trouve alors devant un processus de « délégitimation » par lequel ceux dont le consentement est nécessaire à la légitimité d’une relation ou d’un acte de pouvoir agissent d’une manière qui indique le retrait de ce consentement.

« La délégitimation est la perte dramatique de prestige encouru par un régime quand un grand nombre de ses sujets refusent publiquement et collectivement de faire ce qui leur est ordonné ».[4] Tout acte d’opposition ne constitue pas un acte de délégitimation. Cela dépend de la nature du pouvoir contesté. Dans un régime démocratique, où l’expression de la dissidence par rapport à des politiques particulières fait partie des règles admises, une telle dissidence n’a pas de soi un effet de délégitimation. Pour que la frontière soit franchie entre l’opposition normale et un processus de délégitimation, les acteurs impliqués doivent explicitement déclarer leur intention à cet effet (paralyser le système, abattre le pouvoir, démontrer une allégeance à un ordre politique différent…)

Par ailleurs, dans un régime plus hiérarchique et autoritaire, où la liberté d’expression et d’association est limitée, l’organisation d’une opposition à des politiques particulières constitue en elle-même un défi au pouvoir en place. L’interdiction d’une manifestation, par exemple, donne à celle-ci, dès qu’elle a lieu, une signification très différente en en faisant une contestation du pouvoir lui-même. Ce qui fait d’une résistance un acte de délégitimation, quelles que soient les circonstances, c’est qu’elle conteste la prétention du pouvoir à gouverner avec le consentement de la population. Le pouvoir se trouve alors devant le choix de la concession (qui devrait être radicale) ou de la répression (qui confirme la délégitimation).

Pour avoir un tel effet, un acte de résistance doit revêtir un caractère public. Les démonstrations de masse en Europe de l’Est en 1989, la dissidence des étudiants chinois sur la place Tienanmen ou l’Intifada des palestiniens n’auraient pas eu le même impact sans leur répercussion par les médias. Une résistance moins publicisée peut servir de signe avant-coureur et entraîner un processus de dialogue et de négociation, sans qu’une délégitimation radicale s’ensuive nécessairement. Par ailleurs, un refus persistant de reconnaître la légitimité d’une telle résistance peut lui-même finir par miner la crédibilité d’un pouvoir.

Légitimité des relations de pouvoir dans l’Église

Il faut évidemment tenir compte du fait que « l’Église est une société différente des autres sociétés, originale dans sa nature et ses structures. La charge pastorale, dans l’Église, est normalement liée au sacrement de l’ordre : elle n’est pas un simple gouvernement, comparable aux modes d’autorité qui se vérifient dans les États » (Congrégation pour la doctrine de la foi, 15 oct. 1976). Ceci étant reconnu, il demeure impossible de faire abstraction de la dimension « politique » de certaines mesures disciplinaires ou déclarations doctrinales. La raison d’être de telles mesures est souvent indissociable de leur répercussion sur un équilibre de pouvoir à maintenir, ou sur la cohésion de la communauté, ou sur l’intégration de cette communauté dans un contexte socioculturel donné : autant de considérations qui sont pour une bonne part d’ordre politique.

Cette dimension politique ne relève pas seulement de ceux qui détiennent des pouvoirs dans l’Église. L’exercice de ce pouvoir est soumis à une forme de régulation communautaire, que la théologie appelle le sensus fidelium. Les pratiques, affirmations et décisions du magistère doivent s’appuyer sur des croyances, valeurs et convictions partagées par le peuple de Dieu. La validité ou légitimité des actes du pouvoir clérical se trouve ainsi qualifiée, jusqu’à un certain point, par la réception que la communauté croyante leur donne. D’où l’importance de la fonction critique de discernement exercée en Église, par le travail des exégètes et théologiens et par la foi de l’ensemble des fidèles.[5]

Problématique « politique » de la place des femmes dans l’Église

En ce qui concerne la place des femmes dans l’Église, l’analyse des conditions de légitimité du pouvoir par les sciences politiques et du principe théologique de la « réception » attirent notre attention sur les points suivants. Aux yeux de plusieurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, il y a incohérence sur le plan des valeurs entre l’engagement public de l’Église en faveur de la justice sociale et le maintien d’une structure patriarcale souvent associée à la même dynamique de domination qui donne lieu au racisme, au colonialisme et à l’appauvrissement.

On perçoit une incohérence semblable entre les positions exprimées par le magistère à propos de l’universalité des droits humains, notamment dans Ecclesia in America (janv. 2000), et le maintien des femmes dans un statut concret d’inégalité et de subordination (sexisme structurel) sur la base d’une « différence de mission » liée à leur « nature féminine ».

« Les Pères synodaux ont souligné avec raison que « les droits fondamentaux de la personne humaine sont inscrits dans la nature elle-même, qu’ils sont voulus par Dieu et que par conséquent ils demandent à être universellement acceptés et observés » (Ecclesia in America, # 49). « L’Église ressent le devoir d’insister sur la dignité humaine commune à toute personne. Elle dénonce la discrimination, les abus sexuels et la prépondérance masculine comme étant des actions contraires au dessein de Dieu » (# 45).

Il existe un problème de « réception » à l’égard de l’anthropologie de la différenciation sexuelle et de la christologie de l’image masculine de Dieu fondant la marginalisation des femmes et leur relégation dans des rôles de subalternes dans l’Église. Un problème semblable de réception se présente de plus en plus à propos de l’interprétation de l’exclusion des femmes des ministères ordonnés comme appartenant au « dépôt de la foi ». On déplore une utilisation « idéologique » de l’autorité divine pour justifier un état de fait et le présenter comme immuable. On conteste en même temps de facto la présentation de cette interprétation comme infaillible et l’interdiction conséquente de la remettre en cause[6] , en poursuivant quand même les débats sur cette question.

Ce double problème de cohérence et de réception met en lumière une contradiction avec les critères de légitimité du pouvoir tels qu’énoncés plus haut, contradiction qui se traduit en termes théologiques comme un problème de réception. La pratique ecclésiale concernant le statut des femmes dans l’Église peut en effet être critiquée du point de vue des valeurs et attentes d’un nombre grandissant de croyants et croyantes, et les subordonnées qui sont les premières concernées manifestent de moins en moins leur consentement à cette relation de pouvoir et à l’argumentation utilisée pour la justifier. Dans quelle mesure la résistance à cet état de fait peut-elle être théologiquement fondée?

La résistance comme question théologique

Ce qui précède permet déjà de constater l’existence d’un problème « politique » lié à l’exercice du pouvoir clérical sur les femmes dans l’Église. Cette situation donne lieu à différentes formes de résistance qui se manifestent essentiellement à travers la non-réception de déclarations, interprétations et décisions du magistère jugées incohérentes avec un certain nombre de valeurs et croyances fondamentales. Dans quelle mesure cette résistance paraît-elle théologiquement fondée ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons nous référer à l’exemple de la résistance juive, notamment durant l’exil, et à la pratique de Jésus dans sa confrontation avec le pouvoir religieux.

L’exemple de la résistance juive

C’est pendant la période de l’exil que la théologie biblique de la résistance s’est le plus développée. Soumis à la domination de Babylone, le peuple se trouvait devant un choix difficile : tirer profit de la situation de captivité et collaborer avec les pouvoirs, ou continuer d’espérer malgré l’effondrement de ses références traditionnelles et le silence de Dieu. Ce deuxième choix obligeait à surmonter la peur et à résister au culte de l’empereur et à l’idolâtrie au risque de sa vie, dans le refus de toute compromission. Grâce au « peuple des saints » qui consentait à ce choix, la beauté et la face humaine du monde étaient sauvegardée. C’est le sens de l’image du Fils de l’Homme venant sur les nuées dans le livre de Daniel. « Ce peuple recevra éventuellement la souveraineté, c’est-à-dire que la cause de l’humanité finira par triompher, grâce à la fidélité du peuple des saints ».[7]

Les prophètes vont s’employer à promouvoir ce deuxième choix. Ils vont le faire en exhortant le peuple à se tourner à la fois vers la mémoire du passé (la fidélité de Dieu) et vers l’avenir promis (le règne de Dieu). Les résistants de la Bible s’engagent dans le présent sur la base d’une continuité ininterrompue dans la foi et d’un renouvellement continuel et imprévisible de l’histoire sous la conduite de Dieu.

L’impasse peut ainsi être transformée en chemin d’avenir. « L’espérance et la fidélité du « peuple des saints » gardent le monde ouvert au changement qui peut toujours survenir. […] La résistance ne consiste pas seulement à dénoncer et à s’opposer. Elle consiste aussi à inventer des chemins nouveaux. Résister, c’est faire jaillir la vie malgré tout, au milieu du désert ou de la tourmente ».[8]

Pendant leur captivité, les Juifs étaient invités par Jérémie à travailler, bâtir et procréer (Jer 28-29). Des groupes s’organisaient sous l’autorité des Anciens (Ez 8,1 ; 14,1 ; 20,1) et formaient des communautés de résistants se soutenant les uns les autres dans leur fidélité à l’Alliance. C’est une époque de grande fécondité littéraire (Ezéchiel, Lamentations, Is 40-45). C’est aussi une époque de réinterprétation des promesses de Dieu et de reconstruction du sens dans un contexte bouleversé par la conquête, la destruction du Temple et l’exil. C’est à ce moment, par exemple, que l’espérance de la résurrection individuelle apparaît. Le temps l’échec et du doute se change en « moment favorable », en semence d’avenir.

D’Abraham à Moïse, les pères d’Israël et ensuite les prophètes ont sans cesse convoqué le peuple à accueillir une révélation toujours neuve. Cette foi a toujours obligé Israël à se tenir en mouvement, à partir, à réinterpréter son expérience, à regarder dans la direction de l’avenir plutôt qu’à se replier sur son passé, ses vieilles habitudes, ses réflexes de peuple menacé et craintif. Il fallait dépasser sans cesse les limites d’une religion trop solidement installée, que ce soit sur sa terre, dans ses lois, ses institutions, ses traditions ou son temple.

La pratique de Jésus

Jésus a dû affronter le pouvoir religieux de l’intérieur de sa communauté de foi, au long d’un procès qui a commencé sur la place publique, pendant son ministère. Il est nécessaire d’analyser les sources de ce conflit pour comprendre les motifs de la résistance de Jésus. Il semble bien que l’hostilité envers Jésus commence dès qu’il entre sur la scène publique, avant donc qu’il ait laissé percer des prétentions à être le Fils de Dieu ou que les autorités politiques aient pu redouter qu’il ne soulève les foules. Qu’y avait-il donc dans sa prédication, depuis les tout débuts, qui puisse susciter tant d’opposition, entraîner éventuellement une accusation de blasphème et une condamnation à mort?

Le coeur de la prédication de Jésus, du début à la fin de son ministère, c’est l’annonce du Royaume et l’établissement de cette réalité eschatologique au centre de la relation à Dieu. Autrement dit, Jésus déplace l’objet de la foi de la tradition établie vers l’à-venir imprévisible, de la religion familière et codifiée vers la foi comme ouverture à la nouveauté de l’événement où se révèle un Dieu insolite et inattendu : « Vous ne connaissez ni moi ni mon Père » (Jn 8,20). Jésus annonce que le Royaume est proche, et que c’est dans l’accueil de ce Royaume que Dieu lui-même se rend proche. D’où l’annonce de la destruction et du remplacement du Temple (Dieu est ailleurs), qui sera finalement retenue comme motif principal de sa condamnation (Mt 26,61).

Jésus est entré en conflit avec les pouvoirs religieux pour avoir voulu remplacer la voie de la tradition et de la religion par celle de l’ouverture à l’incessante venue de Dieu dans l’histoire.[9] Jésus exhorte à chercher la volonté de Dieu, il fait appel à la liberté plutôt qu’à l’obéissance à des préceptes ou la conformité à des pratiques rituelles. Il transporte l’absolu de Dieu dans le prochain, c’est-à-dire dans toute personne. Il désacralise le rapport à Dieu en le déplaçant de la religion vers la relation avec autrui, vers l’autre qu’il faut servir et pour lequel il faut être prêt à donner sa vie. « La grande révolution religieuse accomplie par Jésus, c’est d’avoir ouvert aux humains une autre voie d’accès à Dieu que celle du sacré, la voie profane de la relation au prochain, la relation éthique vécue comme service d’autrui et poussée jusqu’au sacrifice de soi ».[10]

Le poids de la religion et de ses traditions se trouve ainsi relativisé. La liberté de la foi situe la religion au rang d’un moyen dans lequel il ne faut pas s’enfermer au risque de ne plus être en mesure de recevoir la manifestation de Dieu au coeur de l’histoire. L’enjeu ici est la liberté de Dieu. Si Dieu est tellement immanent à la religion et à la piété qu’il y est enfermé, il n’est plus Dieu mais une idole. La foi est toujours à la recherche de Dieu, elle suit sa trace, toujours précédée par lui, toujours prête à le laisser prendre ses distances à l’égard de toute forme ou représentation qu’on peut vouloir donner à sa présence. C’est pourquoi Jésus reproche aux Juifs de ne pas vraiment connaître Dieu parce qu’ils l’ont enfermé dans le passé, lui le Dieu vivant et toujours nouveau (cf. parabole des talents). En ce sens le procès de Jésus sera le procès de la nouveauté de Dieu[11] , celui de la déstabilisation du sacré et de l’appel à la liberté.

La résistance en Église

Fondements théologiques

Il s’agit ici de chercher à savoir s’il peut être parfois légitime de poser un geste de résistance en Église au nom de certaines convictions fondamentales de la foi. Quels seraient les fondements théologiques de la résistance à certaines relations de pouvoir? Si l’on se réfère à l’exemple d’Israël et à la pratique de Jésus, on peut proposer quelques pistes de réflexion qui mériteraient d’être explorées et précisées davantage.

Le respect de la liberté de l’Esprit et l’ouverture à la nouveauté continuelle du Royaume pourrait fonder une opposition à ce qui tendrait à figer la manifestation de Dieu et de son vouloir dans des pratiques ou des traditions héritées du passé. Une résistance à toute absolutisation de la religion ou du sacré serait rendue nécessaire au nom d’une foi qui cherche à entendre les appels de Dieu dans le temps présent.

En raison de leur solidarité avec l’Église et de leur responsabilité commune au regard de la mission, les membres du peuple de Dieu ont un devoir de vigilance qui peut les autoriser à des gestes d’interpellation et de résistance dans la mesure où ils s’y sentent appelés au nom de leur fidélité au Dieu de Jésus. L’attention aux signes des temps et à la manifestation de Dieu dans l’histoire demande évidemment un discernement prudent, qui doit se faire de façon communautaire, à l’intérieur du peuple de Dieu. Les premières initiatives de résistance proviennent souvent de minorités prophétiques, mais leur légitimité se trouve d’autant confirmée qu’elles suscitent avec le temps un assez large consensus parmi les fidèles et les théologiens.

Par ailleurs, le refus de reconnaître la manifestation de Dieu là où elle se produit peut s’avérer tout aussi néfaste que l’aventurisme spirituel. Un tel fixisme, procédant d’une tendance à absolutiser des formes historiques relatives, pourrait bien coûter à l’Église institutionnelle ce qui lui reste de crédibilité et compromettre sa capacité de s’acquitter de sa mission.[12]

Devant une telle perspective, la foi qui laisse à Dieu sa liberté acquiert ellemême la liberté et l’audace du discernement et de la parole : elle se libère de la peur du sacré et de l’obéissance servile, qui maintiennent le croyant dans une attitude d’esclave; elle devient majeure et responsable, c’est-àdire « filiale » (Ga 4,1-4).

« À quoi » et « pour quoi » résister

L’exemple d’Israël et la pratique de Jésus montrent que la résistance comme opposition est inséparable de la résistance comme espérance. La résistance biblique et chrétienne vise à transfigurer le réel en refusant toute fatalité et en anticipant dans le présent la figure du monde à venir. Elle s’appuie sur une fidélité et une promesse. Elle regarde à la fois vers le passé et vers l’avenir : vers le passé pour se souvenir de la fidélité de Dieu, et vers l’avenir pour collaborer à l’avènement du Royaume promis.

Dans l’esprit de Jésus et des prophètes, l’objet fondamental de toute résistance est la libération et l’accomplissement de l’humain : s’opposer à toute forme d’aliénation et de déshumanisation pour rendre possible un devenir humain selon l’esprit du Royaume espéré. La résistance n’est pas un geste d’hostilité ou de division. Elle fait appel à la conscience pour ramener au sens du vivre-ensemble dans la vérité.

La règle première du discernement en matière de résistance est donc de savoir si telle situation permet d’aller vers plus d’humanité et de convivialité véritables ou, au contraire, si elle porte atteinte à l’humain et menace la communauté. Quelles sont, dans une situation donnée, les conditions d’une vie authentiquement humaine ? Quelles sont les exigences de la dignité, de la justice, de la compassion, de la solidarité, de la liberté, de l’interdépendance, de la responsabilité?

Tout en reconnaissant qu’il est rarement possible de créer les conditions parfaites d’une telle humanisation, un « résistant » selon l’esprit biblique et évangélique ne peut faire d’autre choix que d’aller vers ce qui en assure le mieux la réalisation. Le discernement de ce qui humanise et qui fait vivre repose sur une analyse qui amène à dénoncer toute source de déshumanisation sans pour autant tomber dans l’idéalisme utopique. Voir clair est une condition pour que la résistance soit ferme, mais dénuée de fanatisme.

Cela conduit à refuser le mensonge, à dire ce qui est, à exposer les fausses prétentions de tout système de domination et à faire apparaître sa force destructrice ; et en même temps à savoir qu’on ne peut réclamer tout de suite l’ordre idéal, qu’il faut tenir compte des possibilités historiques du moment en évitant de nous installer dans l’utopie comme « dans un monde merveilleux et lisse » (Michel Foucault), sans contrainte ni contradiction.

Les voies de la résistance

Les formes principales de la résistance sont l’opposition et l’invention.

Un geste public d’opposition ou de contestation a un effet de délégitimation des relations de pouvoir telles qu’elles sont exercées dans un cas précis. S’il est assez largement soutenu et solidement fondé, un tel geste peut s’avérer nécessaire en Église comme appel à la conversion (« ecclesia semper reformanda », disait saint Bernard). La résistance au changement, si naturelle dans les institutions et les communautés depuis longtemps établies, demande à être surmontée par une autre forme de résistance, celle qui refuserait par exemple l’incohérence, l’autoritarisme, l’exclusion ou le silence complice.

Un acte d’invention et d’espérance, créant une alternative sur la base des valeurs fondamentales qui sont en cause, peut avoir un effet tout aussi libérateur et transformant. Une telle initiative anticipe sur l’état général de l’opinion au sein de l’institution, et peut jouer de ce fait un rôle d’éveil et de conscientisation. Les communautés de base en Amérique latine, par exemple, n’ont pas surgi à la suite ou avec l’autorisation formelle des autorités ecclésiastiques. Elles ont acquis leur légitimité avec le temps, sur la base de leur authenticité évangélique. Chez nous, des catholiques commencent aussi à faire advenir des communautés répondant aux convictions, aux engagements et aux valeurs qui sont l’expression la plus vivante de leur foi.

Parmi d’autres formes possibles de résistance créatrice, on pourrait mentionner le dévoilement ou le dire vrai qui expose au grand jour une réalité inacceptable[13] , le pardon comme « résistance à la cruauté du monde »[14] , la constance dans la fidélité à sa mission, la liberté à l’égard de l’esprit du temps.

Octobre 2001

ANNEXE

Quelques significations du mot « résistance ». Usages courants : 

Résister à la tentation.
Résistance aux pressions, aux séductions, aux intimidations.
Résistance au changement.
Résistance comme opposition
Résistance aux abus, aux pouvoirs injustes, à la tyrannie, à l’occupation (e.g. la Résistance française)…
Résistance par le dire-vrai (le dévoilement), l’interpellation, le débat démocratique, le défi, la dénonciation, la subversion.
Résistance passive : non-collaboration, désobéissance civile.
Résistance comme résilience, endurance.
La ténacité dans l’opposition à des régimes ou à des mesures injustes.
Résistance comme capacité d’espérer envers et contre tout, de se tenir debout, de tenir bon.
Résistance comme acte d’espérance et d’invention.
Résistance comme invention d’alternatives inédites, inattendues, qui peuvent revêtir un certain caractère subversif du seul fait qu’elles libèrent de la soumission découlant d’un sentiment de fatalité, et qu’elles font apparaître des choix différents de ceux qui sont imposés. La démonstration, par le fait même, qu’il est possible d’espérer un autre avenir.

Publié dans J. Fortin (Dir.), (2002), La 25e heure pour l’Église. (p. 13-22) Montréal: Réseau Femmes et Ministères.


NOTES 

[1] David BEETHAM, The Legitimation of Power, MacMillan, 1991. 
[2] Ibid., p. 11. 
[3] Ibid., p. 215-216. 
[4] Ibid. 
[5] L. BARONI, Y BERGERON, P. DAVIAU, M. LAGUË, Voix de femmes, Voies de passage, Paulines, 1995, ch. 5. 
[6] Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, 22 mai 1994, no 4 ; Réponse à un doute sur la doctrine de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, Congrégation pour la Doctrine de la foi, 18 nov., 1995. 
[7] G. CÔTÉ, Résister. Le combat d’une espérance têtue, Paulines/ C.P.M.O., 1993, p. 42. 
[8] Ibid., pp. 43, 55. 
[9] Cf. Ch. PERROT, « Les prophètes de la violence et la nouveauté des temps. Matthieu 11,12-13 », dans L’Ancien et le Nouveau (Cogitatio Fidei 111), Cerf, 1982, pp. 93-109. P. Beauchamp, « L’Évangile de Matthieu et l’héritage d’Israël », dans Recherches de sciences religieuses, no 76, 1988, p. 5-38. 
[10] J. MOINGT, L’homme qui venait de Dieu (Cogitatio Fidei 176), Cerf, 1996, p. 486. 
[11] Ibid., p. 503. 
[12] Cf. Luis PEREZ AGUIRRE, Incroyable Église ! Pauvreté, pouvoir, sexualité, féminisme, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, Paris, 1994; Paul VALADIER, L’Église en procès. Catholicisme et société moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1987; René RÉMOND, Le christianisme en accusation, Desclée de Brouwer, 2000. 
[13] Cf. Jean PICQ, Vaclav Havel : la force des sans-pouvoir, éd. Michalon, Paris, 2000. 
[14] Edgar MORIN, « Pardonner, c’est résister à la cruauté du monde », dans Le Monde des débats, n°11, fév. 2000.

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