Mon propos n’est pas de définir la théologie des signes des temps, d’en faire l’histoire ou de la promouvoir. C’est la signification qu’elle a eue au concile Vatican II que je veux souligner. Selon K. Rahner, l’expression signes des temps (signa temporum) est «l’une des trois ou quatre formules les plus significatives du Concile, au cœur de ses démarches comme à l’initiative de son inspiration» (K. Rahner, « Les signes des temps » dans K.R. et al., L’Église dans le monde de ce temps, Paris, Mame, 1967, p. 97). Elle a eu comme impact d’ouvrir la conscience de l’Église à sa dimension historique de dialogue avec le monde. Je vais d’abord en rappeler l’inscription dans l’aventure conciliaire. Puis j’évoquerai ce que cela a signifié pour deux mouvements spécifiquement identifiés comme signes des temps, le mouvement œcuménique et le mouvement des femmes. Nous pourrons nous poser la question : cette conscience théologique et pastorale est-elle toujours aussi active dans nos milieux et dans la gouvernance de l’Église?
I. LES SIGNES DES TEMPS AU TEMPS DE VATICAN II
L’expression « signes des temps » recueillie de Mt 16, 3 circulait depuis la fin des années 40 dans le milieu théologique français avec les Chenu, Congar et Féret notamment. On cherchait une théologie davantage imprégnée de conscience historique, en dialogue avec les contemporains, en même temps qu’on redécouvrait la dimension historique de la Révélation. Sa méthodologie ne s’appuyait pas sur une théorie bien définie mais sur une pratique théologique soucieuse de tenir ensemble révélation (donné scripturaire), sa Parole dans l’histoire et les grands mouvements portés par les chrétiens et autres contemporains dans le monde. Elle se proposait de partir du vécu (plutôt que de thèses dogmatiques) pour se laisser interroger par ce vécu ou l’amener à se transformer en valeurs évangéliques (cf. les théologies de l’Incarnation de l’époque). Le titre d’une revue dominicaine publiée chez Cerf l’illustrait bien : Questions du monde à la foi – question de la foi au monde.
Dans la bulle Humanae salutis qui convoquait au Concile le 25 décembre 1961, Jean XXIII y fait allusion sans en employer l’expression. Il invite à distinguer « de nombreux indices qui [nous ] semblent annoncer des temps meilleurs pour l’Église et le genre humain : événements, mouvements, interrogations, prises de conscience et aspirations humaines annonciatrices de bonheur entre les peuples et qui, en raison de leur connivence avec l’Évangile, facilitent l’action apostolique de l’Église ».
Jean XXIII avait utilisé la notion d’une façon structurante en 1963, dans Pacem in Terris sans toutefois la nommer expressément. Par ailleurs, toutes les traductions en ont fait mention dans les sous-titres. De fait, à la fin de chacune des quatre grandes sections de l’encyclique, Jean XXIII énumère des signes des temps qu’il observe. Ainsi, pour en nommer quelques-uns : dans les rapports humains (section 1) : la promotion économique et sociale des classes laborieuses, l’entrée de la femme dans la vie publique, la fin de peuples dominateurs et de peuples dominés ; dans les rapports entre les communautés politiques (section 3) : la concience plus grande de l’unité entre les peuples; dans les rapports avec la communauté mondiale (section 4) : la Déclaration des droits de l’homme.
C’est dans les textes conciliaires que l’expression ou sa notion a fait son entrée décisive. Gaudium et Spes ne l’utilise explicitement qu’à l’article 4 mais son influence dans la rédaction de la Constitution est beaucoup plus importante. On peut y lire (art. 4) : « Pour mener à bien cette tâche, l’Église a le devoir, à tout moment de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique ». L’article 44,1 renvoie à l’Église « signe de cette fraternité qui rend possible un dialogue loyal et le renforce ». L’article 92,2 en exprime l’exigence : « Cela exige en premier lieu qu’au sein même de l’Église nous fassions progresser l’estime, le respect et la concorde mutuels, dans la reconnaissance de toutes les diversités légitimes, et en vue d’établir un dialogue sans cesse plus fécond entre tous ceux qui constituent l’unique Peuple de Dieu, qu’il s’agisse des pasteurs ou des autres chrétiens ». L’expression apparaît dans d’autres documents conciliaires. La vision de l’Église Peuple de Dieu et pérégrinante deLumen Gentium se voulait tout entière conscience historique et engagement dans de tels dialogues.
Une sous-commission « Signes des temps » (de signis temporum) mise sur pied en septembre 1964 en avait retenu la définition suivante : « Les phénomènes qui, par leur généralisation et leur grande fréquence, caractérisent une époque, et par lesquels s’expriment les besoins et les aspirations de l’humanité présente » (Rapport Delhaye-Houtart, 17 nov. embre1964).
Dans sa belle encyclique toute orientée vers le dialogue, Ecclesiam suam, Paul VI reprend l’expression à l’article 52, pour indiquer que son pontificat s’inscrit dans la ligne de l’aggiornamento de Jean XXIII et du Concile : « et Nous le rappellerons pour stimuler dans l’Église la vitalité toujours renaissante, l’attention constamment éveillée aux signes du temps, et l’ouverture indéfiniment jeune qui sache « vérifier toute chose et retenir ce qui est bon » (1 Th 5, 21), en tout temps et en toute circonstance». Elle revient dans Populorum progressio à l’article 14 : « Mais, vivant dans l’histoire, l’Église doit « scruter les signes des temps et les interpréter à la lumière de l’évangile ».
L’attention aux signes des temps accompagne donc la conscience historique de l’Église et son désir de dialogue qui a marqué le concile Vatican II sous l’impulsion de Jean XXIII. Je m’arrêterai à deux mouvements qui furent alors enclenchés dans l’Église : le mouvement œcuménique et celui des femmes dans la société et dans l’Église.
II. LE MOUVEMENT ŒCUMÉNIQUE ET LE MOUVEMENT DES FEMMES DANS LA SOCIÉTÉ ET DANS L’ÉGLISE COMME SIGNES DES TEMPS
1. Le mouvement œcuménique
Ce mouvement est spécifiquement identifié comme un signe des temps dans le Décret sur l’oecuménisme Unitatis Redintegratio, 1,2 : « sous l’action de l’Esprit-Saint, est né un mouvement, qui s’amplifie également de jour en jour chez nos frères séparés, en vue de rétablir l’unité de tous les chrétiens ». 4,1 : « Étant donné qu’aujourd’hui, en diverses parties du monde, sous le souffle de la grâce de l’Esprit-Saint, beaucoup d’efforts s’accomplissent par la prière, la parole et l’action pour arriver à la perfection de l’unité voulue par Jésus-Christ, le Concile exhorte tous les fidèles catholiques à reconnaître les signes des temps et à prendre part active à l’effort œcuménique ».
Le mouvement de dialogue ainsi enclenché s’est développé avec un élan extraordinaire. Des experts furent délégués à l’Assemblée mondiale d’Upsala en 1968, une première. Un groupe mixte de travail, ÉCR (Église catholique romaine) et COÉ (Conseil œcuménique des Églises) est mis sur pied dès 1964. Des dialogues bilatéraux se développent. L’ÉCR n’est toujours pas membre du COÉ mais elle y a des experts dans toutes les Commissions. Combien de gestes posés depuis : moments de prière commune et engagements pour la justice. Des visites entre responsables d’Églises, dont celle de Jean-Paul II à l’Archevêque anglican à Canterbury en 1982, une première depuis la séparation. Des documents communs. Et un sommet : l’encyclique Ut Unum Sint de Jean-Paul II en 1995 (un événement historique : première encyclique consacrée à l’œcuménisme). Il reconnaît que le pape – la pratique de la papauté – représente la grande difficulté pour la plupart des autres Églises et des chrétiens. Il se réjouit que ce problème soit déjà « devenu un objet d’études en cours ou en projet » et il invite à lui exposer les problèmes.
Ce mouvement dialogal est maintenant inscrit dans des institutions locales qui le poursuivent en dépit de difficultés évidentes. L’Université Saint-Paul en est un excellent exemple pour ce qui concerne les sciences théologiques et pastorales. Les catholiques romains de la base pratiquent quotidiennement des contacts avec les autres chrétiens. Si l’œcuménisme institutionnel ne soulève pas leur enthousiasme, c’est peut-être parce que son dialogue n’apparaît pas toujours sincère, si on peut dire. De fait, nous assistons dans l’ÉCR, depuis l’an 2000 avec le document Dominus Jesus, à un repli identitaire blessant pour certaines Églises. La réintégration récente des dissidents par rapport au Concile Vatican II n’a rien pour les rassurer.
Comment ce dialogue se poursuivra-t-il?
2. Le mouvement des femmes dans la société et dans l’Église
Dans Pacem in Terris Jean XXIII identifiait comme deuxième signe des temps l’entrée de la femme dans la vie publique, à l’article 41 : « Une seconde constatation s’impose à tout observateur : l’entrée de la femme dans la vie publique, plus rapide peut-être dans les peuples de civilisation chrétienne; plus lente, mais de façon toujours ample, au sein des autres traditions ou cultures. De plus en plus consciente de sa dignité humaine, la femme n’admet plus d’être considérée comme un instrument; elle exige qu’on la traite comme une personne aussi bien au foyer que dans la vie publique ».
Au concile Vatican II : dès le premier chapitre, GS donne le ton avec sa définition de la dignité de la personne humaine. L’homme (être humain) est créé à l’image de Dieu (Gn 1, 26), non solitaire, mais dès l’origine « Il les créa homme et femme» (Gn 1, 27). « Cette société de l’homme et de la femme est l’expression première de la communion des personnes » (12, 4). Tout ce qui suit à propos de l’activité humaine dans l’histoire sociale, culturelle, politique, parentale est dit de l’un comme de l’autre. Au chapitre deux, la communauté humaine : «…toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne, qu’elle soit sociale ou culturelle, qu’elle soit fondée sur le sexe, la race, la couleur de la peau, la condition sociale, la langue ou la religion, doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu. En vérité, il est affligeant de constater que ces droits fondamentaux de la personne ne sont pas encore partout garantis. Il en est ainsi lorsque la femme est frustrée de la faculté de choisir librement son époux ou d’élire son état de vie, ou d’accéder à une éducation et une culture semblables à celles que l’on reconnaît à l’homme » (29, 2). Il y est question, il est vrai, d’aptitudes propres (indoles propria) à la femme (60,3) mais, écrit C. Moeller, « il (le document) se refuse à préciser cette marque propre de la femme dans le sens de la maison et de la famille, car ce serait une limitation inopportune et inexacte » ( cf. «L’essor de la culture» dans L’Église dans le monde de ce temps, sous la dir. de G. Barauna, Desclée de Brouwer, T. II, 1968, p. 514-515).
Inutile de rappeler tout ce que cette vision de la femme et de l’homme a représenté d’espérance, non seulement pour les femmes, mais pour l’Église, comme cela s’est manifesté dans l’Église au Canada et au Québec. Même si le Concile n’avait pas ouvert le diaconat aux femmes, les déclarations de GS laissaient espérer des dialogues qui pourraient ouvrir des voies ministérielles. La générosité de l’Église par rapport aux femmes dans la société laissait présager une aussi grande générosité par rapport à ses femmes baptisées. De fait, une période ad experimendum des années 70 a amené des baptisées à se voir confier des ministères qui jusqu’alors leur avait été fermés : secrétaire de conférence épiscopale, chancelière, responsable diocésaine de catéchèse, vicaire générale!, etc. En 1971, suite à une rencontre entre les femmes et les évêques à Ottawa, en avril (une 1ère), Mgr Flahiff faisait une intervention au Synode à Rome qui a fait le tour du monde. Mgr Plourde venait tout juste de soulever la question des ministères de la femme sans résultat. Mgr Flahiff la reprend en invoquant que GS et Apostolicam Actuositatem (Décret sur le laïcat) sont «catégoriques contre toute discrimination contre la femme dans l’Église ». Il ajoute « malgré une tradition vieille de plusieurs siècles contre les ministères féminins, nous croyons que les signes des temps(dont le moindre n’est pas le fait que déjà des femmes exercent avec succès des tâches apostoliques et pastorales) que ces signes donc nous pressent d’entreprendre l’étude de la situation présente et des possibilités pour l’avenir. Si nous ne commençons pas dès maintenant cette étude, nous risquons d’être dépassés par les événements ». Ce sera la seule recommandation des évêques canadiens à ce synode, souligne-t-il : la formation d’une commission mixte d’étude de la question.
Dix ans plus tard, en 1983, Mgr L.-A. Vachon revient à la tâche au Synode sur la réconciliation, avec une intervention préparée en collaboration avec les membres du Comité ad hoc sur Les femmes dans l’Église (1982-84). S’appuyant sur l’Instrumentum Laboris, article 41, il propose que « certains dialogues progressent au-dedans de l’Église d’abord…avant qu’ils soient établis ensuite avec le monde ». Renvoyant à Pacem in Terris il en tire la conséquence : « On voit dès lors l’importance et l’urgence de promouvoir le dialogue hommes-femmes dans l’Église comme un lieu essentiel de reconnaissance mutuelle et de réconciliation » et il recommande que soient instaurées des structures de dialogue avec les femmes qui soient des mises en œuvre effectives de nouveaux rapports.
La promulgation du Droit Canon a mis fin à la période ad experimendum en 1983. Il exclut les femmes des seuls deux ministères institués pour les laïcs : le lectorat et l’acolytat et de l’ordination au diaconat et au presbytérat. Elles ont un peu plus le statut de sujets juridiques qu’elles l’avaient (elles ne sont plus considérées comme imbecilitas sexus et mineures), mais pas au point d’être admises au sacrement qui préside à l’ensemble de la vie de l’Église. Plus : les documents romains des années 1990 musèlent, d’autorité, toute parole, toute discussion et alors tout dialogue avec le mouvement des chrétiennes – aujourd’hui des baptisés hommes et femmes de beaucoup de nos communautés – qui demandent à être reconnues intégralement baptisées et alors cohéritières, à part entière avec leurs frères baptisés, des biens du salut, dont les biens sacramentels.
CONCLUSION
La conscience historique qu’a soulevée la théologie des signes des temps en vue d’instaurer des dialogues avec les contemporains, en commençant par les membres de l’Église et leur vécu de la foi dans la culture contemporaine, persiste dans des communautés locales. Des événements récents le démontrent. Par ailleurs, c’est douloureux de le dire, mais c’est trop évident pour le taire : la gouvernance officielle de l’Église ne les rejoint pas sur ce terrain. Le fossé qui se creuse entre elle et de grandes couches du Peuple de Dieu s’élargit (cf. Marco Veilleux, dir., Transmettre le flambeau, Montréal, Fides, 2008). On se demande où sont passées les antennes d’écoute qu’annonçait Vatican II. Le journaliste, l’abbé Roland Leclerc (+2003), écrivait en fin de millénaire que « l’Église malheureusement n’arrive pas à être un signe parlant de l’Évangile, ne réussit pas à trouver le langage de nos contemporains et à créer le contact sur les questions les plus préoccupantes de l’heure. Certes, l’Église a une opinion sur à peu près tous les sujets, allant de l’éthique jusqu’à la science, mais le dialogue ne se fait pas : le train de l’Église roule sur une voie parallèle et n’arrive jamais en gare ». Je continue à penser qu’il n’entrera jamais en gare tant que sa gouvernance – son gouvernail – ne sera pas prise en charge par une communauté de femmes et d’hommes baptisés, créés à l’image de Dieu, « société » «expression première de la communion des personnes » (GS 12,4).
L’attention aux signes des temps et la recherche d’une Parole de Dieu pour l’être humain dans le temps sont indissociables pour une démarche dialogale vraie. L’Évêque Rémi de Roo, témoin du Concile, dit qu’il y était arrivé formé aux thèses dogmatiques justifiées par des textes scripturaires et leur discours ahistorique. « C’est au Concile, dit-il, que j’ai pris conscience qu’une théologie de la révélation, dans et pour l’histoire humaine, ne peut se faire que dans et par l’écoute de l’être humain dans l’histoire : l’attention aux signes des temps à la lumière de l’Évangile. Ce fut un tournant décisif. Il ne faut pas revenir en arrière. »
Cette conscience théologique et pastorale, sa volonté de dialogue véritable avec l’autre à la lumière de l’Évangile, est-elle toujours aussi active dans nos milieux et dans la gouvernance de l’Église?
Université Saint-Paul, Ottawa
Table ronde 50e anniversaire de la convocation du concile Vatican II par Jean XXIII
le 16 mars 2009
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