Une recension du livre de Maud Amandier et Alice Chablis, Le déni : Enquête sur l’Église et l’égalité de sexes, Éditions Bayard/Novalis, 2014, 394 pages
par Lise Baroni Dansereau
Cette recension a été publiée dans RENCONTRE, LE MAGAZINE DU CENTRE CULTUREL CHRÉTIEN DE MONTRÉAL et est reproduite avec les permissions requises.
Ouf ! Quel pavé dans la mare! Lourd, solide, corsé… Mais reste-t-il encore beaucoup d’eau dans la mare ecclésiale? Qui éclaboussera-t-elle vraiment ? Peu de gens peut-être. Voilà pourtant une enquête sérieuse, documentée, fondée sur de nombreuses études et fort pertinente pour qui ne renonce pas à voir l’Église catholique évoluer.
À première vue, le sous-titre « Ils sont au pouvoir, elles sont au service » laisse entendre qu’il s’agit d’une autre recherche féministe dénonçant cette part de l’histoire chrétienne indéniablement inscrite dans une culture patriarcale millénaire. Qu’importe, ne serait-ce qu’à ce propos, toute prise de parole s’avère utile car il semble bien que le message ne se soit pas encore rendu dans les hautes sphères de l’institution ecclésiale.
Cependant, là n’est pas l’originalité de cet ouvrage. Il apparaît plutôt dans l’angle d’analyse choisi : on pourrait presque parler ici d’un traité sur la peur de la sexualité dans l’Église. Car comme le titre l’indique, il est largement question du DÉNI de la sexualité féminine (chap. 3), de la sexualité masculine (chap. 5), de celle de Marie, l’Ève rachetée (chap. 1), des couples mariés (chap. 7), ainsi que des dérèglements occasionnés par ces négations ( conceptions perverties de la femme, du célibat, de la spiritualité mariale, des relations hommes/femmes, du mariage, de l’Église, de son pouvoir, ses crimes et ses déviances ).
En fait, il s’agit de rien de moins que la démonstration éloquente des visions anthropologiques, psychologiques, théologiques, politiques et spirituelles, entretenues par un Magistère qui refuse de reconnaître, en dehors de tout entendement raisonnable, l’origine mythique d’un récit relevant de l’Antiquité et mettant en scène le premier homme et la première femme, Adam et Ève (chap. 2 et 4). Les auteures démontrent clairement de quelle façon, depuis toujours, l’Église officielle l’interprète comme la cause et l’explication « historique » de la sexualité féminine et de sa propension indéniable à tenter et à avilir l’homme. Pour s’en défendre, celui-ci dominera éternellement la femme qui, suivant sa nature, désirera toujours le faire succomber. De ce mythe, on a tiré un échafaudage inextricable que même la Bonne Nouvelle du Nazaréen n’est pas venue à bout d’ébranler. Comme le dit en préface Joseph Moingt, encore aujourd’hui, l’institution ecclésiale s’acharne à maintenir une « collusion du mythe ancestral et du mystère révélé » qui ensemble font « système, bloquant la foi, la pensée et la vie de l’Église » (p. 11). Devant une telle fermeture, réclamer l’égalité entre la femme et l’homme, c’est ébranler tout l’édifice ecclésial. Les auteures en sont bien conscientes : « l’égalité fait encore peur, l’argument étant avancé qu’elle causerait de la confusion et de l’indifférenciation » entre les rôles dévolus au masculin et au féminin (p. 136). On pourrait presque y comprendre que pour la papauté et ses magistères, il n’est pas bon que tout soit juste… Il est vrai qu’en général les « systèmes » n’aiment pas la justice.
Cette enquête embrasse donc large par son regard marquant et profond par la cause qu’elle discerne : la peur de la sexualité et de la femme qui l’incarne sans mesure. Par ailleurs, je porte une hésitation… Certes, l’amplitude et la clairvoyance de la recherche impressionnent, mais paradoxalement, l’analyse ne dépasse pas beaucoup l’étroitesse du corridor institutionnel. En effet, la plupart des développements reposent presque entièrement sur les écrits et les discours des papes, sur leurs encycliques, codes de lois, exhortations, conciles antérieurs… sur leurs interprétations de la Genèse, des textes de Paul, des récits évangéliques… Si on fait exception des quelques citations de théologiennes, théologiens et autres spécialistes et des intéressantes relectures bibliques de la part des auteures elles-mêmes [voir entre autres le récit de Marthe et Marie (p.235), l’ânesse de Balaam (p. 250), le lavement des pieds (p. 293)], la vision déployée dans les 371 pages de ce volume provient quasi intégralement de l’idéologie cléricale. Bien sûr, la méthode empruntée ici, celle de la déconstruction, le commande mais quand même… Je donnerai un seul exemple.
Devant le commentaire du pape François concernant l’admission de femmes à l’ordination et déplorant qu’ « une théologie approfondie de la femme » n’ait pas encore été faite (p. 24), on aurait pu s’attendre à ce que les auteures allèguent qu’une « théologie de la femme » a déjà été largement élaborée par de très nombreuses historiennes, exégètes, psychanalystes et théologiennes reconnues pour leur foi et leur compétence et que François aurait tout à gagner à s’y intéresser; au moins autant qu’à celle de ses prédécesseurs qui prétendent l’avoir « définitivement » établie. Il y a danger à ne s’en tenir qu’à l’intérieur des murs… la réflexion risque de rapetisser quelque peu l’Église réelle et de gommer ainsi la communauté ecclésiale.
Il ne s’agit pas ici d’un reproche, tout au plus d’une remarque. Tant d’intelligence et de perspicacité devant la situation ecclésiale actuelle méritent notre respect et notre reconnaissance. Maud Amandier et Alice Chablis ont eu le courage de la lucidité et de la parole incisive et pour cela on ne peut que les remercier. À l’instar du grand théologien qui semble les avoir inspirées, je crois profondément que cette publication participe activement à l’élaboration contemporaine des Signes de notre temps (p. 17).
- Le Déni. Enquête sur l’Église et l’égalité des sexes – recension - 11 juin 2014
- Conversation entre femmes de deux générations - 15 juin 2012
- Le corps/eucharistie - 19 janvier 2012