C’est une femme élégante et pressée qui m’accueille chez elle pour un entretien de deux heures dans un quartier au nord du Plateau de Montréal. À peine ai-je mis le doigt sur la sonnette que retentit un klaxon derrière moi. Gisèle Turcot est plus du genre à se faire attendre qu’à attendre. Ouvrant la vitre de sa voiture, elle s’excuse d’avoir « prévu trop juste » et entame sans aucune hésitation son créneau. Sitôt les présentations d’usage accomplies, elle vous glisse deux énormes valises entre les bras, « du matériel pour la formation », qu’il faut l’aider à monter au deuxième étage d’un petit immeuble appartenant à sa congrégation où vivent ensemble quatre autres sœurs. Soeur Gisèle Turcot dispose là de quelques pièces pour son travail. L’appartement où je suis reçu est décoré avec goût et si on ne voyait ça et là icônes, bibles, livres et sujets pieux ainsi qu’un petit orgue électrique, on ne pourrait pas vraiment dire qu’il s’agit de l’appartement d’une religieuse… L’entretien se passe dans le salon et pendant deux heures, la soeur revient sur son enfance, sa vocation religieuse son lien avec le féminisme, et aussi son engagement de quarante ans pour l’Église et pour la société du Québec… Un grand témoin de son époque dont la mémoire est un bien précieux!
« J’étais consciente dès l’âge de 12 ans que garçons et filles n’étaient pas traités de la même façon »
Gisèle Turcot affirme avoir toujours été consciente des différences de classes et de statuts sociaux, pas seulement hommes-femmes mais aussi riches-pauvres ou urbains-ruraux. Née dans une famille de cultivateurs québécois, elle a vite compris « les différences sociales » et l’une de ces différences est bien celle liée au sexe. À l’école de son village, « l’école de rang » comme on l’appelle au Québec, « je réussissais mieux que les garçons » confie-t-elle avec assurance, pourtant ce sont eux, les garçons, notamment les quatre de la famille de « l’autre côté du chemin » qui partent pour le collège classique, même si c’est pour revenir piteux quelques mois plus tard car ils n’y arrivent guère. Arrivée en septième se pose pour la famille Turcot la question de savoir si Gisèle va poursuivre ses études. Ses parents n’ont guère les moyens. Pourtant, comme beaucoup de Québecoises ne pouvant accéder aux études classiques, la solution vient du pensionnat des religieuses qui sait exploiter le talent de la jeune fille. Un pensionnat des soeurs de la Providence, puis l’École normale des Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie.
Ce n’est pourtant pas dans la congrégation qui lui donne sa chance à l’école que la jeune fille souhaite réaliser la vocation à laquelle elle se sent appelée depuis qu’elle a 13-14 ans. Gisèle Turcot trouve plutôt de l’inspiration du côté de l’Action catholique (la Jeunesse Étudiante Catholique) où elle rencontre des aumôniers qui la marquent et qui font « toute leur place aux jeunes filles ». La congrégation Notre-Dame du Bon Conseil lui parle davantage, car les soeurs ont une « dimension sociale » à leur apostolat. Dans son diocèse, ce sont elles qui sont en charge du « service social », des loisirs, des terrains de jeux, des clubs d’adolescents, des activités du vendredi soir… « Je trouvais qu’il y avait une part de vie publique différente de la vie des soeurs que je voyais au couvent »… ces soeurs, certes professeures, mais qui ne peuvent pas parler dans les réunions avec les parents d’élèves bien qu’elles en aient envie. De cette époque de pensionnat, elle évoque un souvenir. À l’école normale, pour sa dissertation libre, elle avait choisi comme thème « le rôle des femmes dans l’histoire du Canada » où, à partir de son simple manuel d’histoire de l’Abbé Lionel Groulx [1], elle avait fait le récit des femmes qui ont fait le Québec : Jeanne Mance, Marguerite Bourgeois, Marie de l’Incarnation, etc. Elle évoque aussi avec amusement la coupure de presse de 1963 qu’elle a retrouvée récemment dans ses papiers, annonçant le dépôt par la députée Claire Kirkland Casgrain du projet de loi qui modifiera le statut légal des femmes dans la province du Québec. Les femmes, elle les retrouve également dans son travail social qu’elle commence à exercer auprès des jeunes filles de la communauté émigrée portugaise de Montréal, au milieu des années 1960. Pourtant, l’histoire devait venir chercher la soeur simple assistante sociale pour la mettre au premier plan d’un monde ecclésiastique québécois en plein changement…
L’ascension fulgurante de soeur Gisèle Turcot au sein de l’Église du Québec
En fait, si la question des femmes l’a toujours intéressée, Gisèle Turcot dit n’avoir pris que tardivement conscience du problème de l’inégalité des sexes au sein même de l’Église catholique au point de devenir militante. Au moment de la Révolution tranquille, son engagement, la capacité de l’institution à changer à la suite du concile Vatican II (1962-1965) ainsi que les femmes et les religieuses qu’elle voit à l’oeuvre autour d’elle lui donnent l’impression que tout est possible. Le Congrès des religieuses de 1968 à Montréal – qui tient au Québec une grande place dans le renouveau féminin après le Concile – reste pour elle un souvenir marquant. Elle se rappelle encore d’une conférence du Père René Voillaume [2] appelant les soeurs à s’engager dans le monde avec confiance et optimisme pour être l’instrument de son salut. On parle beaucoup, on se documente, on s’agite; les chapitres généraux dépoussièrent les règles de vie. L’Église catholique semble alors capable d’amorcer un changement de cap parallèle à celui d’une société qui réinvente ses rapports entre les générations, entre les individus et entre les sexes. Au Québec, les religieuses s’organisent même au sein d’une association de type féministe !
Gisèle Turcot connaît alors une ascension soudaine au sein de l’appareil institutionnel de l’Église du Québec qui donnerait raison à ses penchants optimistes. Nommée en 1975 professeure à l’École de service social de l’Université Laval (Québec), elle est appelée peu de temps après par les évêques québécois à occuper les fonctions de secrétaire générale adjointe pour les affaires sociales. Il faut dire qu’à l’époque, les évêques canadiens font preuve d’une grande audace sur la question de la promotion des femmes. Ce sont eux qui, vainement, en 1971, lors du Synode général [3] avaient osé ouvrir à Rome devant les autres évêques du monde entier le débat sur la place des femmes dans l’Église en présentant cinq recommandations dont une sur les femmes et le ministère… Gisèle Turcot rappelle ce temps où les évêques québécois offrent aux religieuses des postes de responsabilité. Il faut dire qu’ici la prise en main par l’État provincial québécois des secteurs entiers du social, qui jadis étaient aux mains de l’Église (les hôpitaux, les écoles, les institutions diverses), libère un nombre de religieuses qualifiées ayant des capacités de direction et qui disposent d’une certaine aura dans la société québécoise. C’est le moment où on voit éclore dans les diocèses et les paroisses des soeurs «chancelières [4]», des «marguillères [5]», voire des «vicaires épiscopales[6]» comme soeur Rita Beauchamp dans le diocèse de Valleyfield !
D’où vient ce souci des évêques québécois de faire autant de place aux femmes? Vue de l’extérieur, la situation québécoise reste en effet exceptionnelle et ne trouve son pareil dans aucun pays, même les plus réceptifs à l’enseignement conciliaire (France, Allemagne, Pays-Bas). Cela s’enracine peut-être dans un souci propre d’hommes formés à l’Action catholique, au souci d’être présents sur les questions des problèmes d’actualité et qui ne veulent pas se désolidariser de l’ébullition identitaire et réformatrice que connaît alors le Québec qui vit sa Révolution tranquille. En 1979, le Conseil du statut de la femme du Québec produit un Livre blanc de 357 recommandations. Une seule en soi concernait directement la religion et l’Église catholique. Elle pointait la responsabilité de l’institution dans la socialisation des rôles féminins au Québec et l’appelait par conséquent à la revoir. Les membres du Comité épiscopal des affaires sociales y voient un enjeu réel pour l’Église. Gisèle Turcot, en tant que secrétaire adjointe du comité des affaires sociales, fait le verbatim de deux tables rondes qui ont réuni une bonne douzaine de femmes invitées à commenter le Livre blanc. À la demande de la conférence épiscopale, chaque diocèse est invité à se doter de « répondantes à la condition féminine », il s’agit d’une employée en charge de l’avancement des questions concernant l’égalité des hommes et des femmes dans la société et dans l’Église…
Les responsabilités de Soeur Gisèle ne s’arrêtent pas là. En 1980, les évêques lui demandent de devenir la secrétaire générale de l’épiscopat, situation unique dans le catholicisme contemporain, poste qu’elle occupera jusqu’en 1983. De cette époque, elle garde de bons souvenirs. Elle mène son travail sans obstruction aucune des hommes ni des prêtres, même ceux qui sont ses collaborateurs et subordonnés. C’est sans amertume d’ailleurs qu’elle dit avoir laissé son poste à un homme après son départ.
Femmes et Ministères, premières luttes, premières déceptions, les années 1970-1980.
Si elle côtoie une Église en changement, Gisèle Turcot prend également progressivement conscience, dès cette époque, qu’il existe une nette dissonance entre les aspirations de l’Église québécoise et les réalités institutionnelles dictées par Rome… La partition jouée au Synode de 1971, alors que la Curie avait écarté la question des évêques canadiens, semble se répéter en s’amplifiant au fur et à mesure des années, laissant la religieuse de plus en plus sceptique sur la capacité de l’institution à changer mais n’entamant jamais sa motivation ni son énergie.
Gisèle Turcot rapporte comment en 1976, elle accueille dans son bureau de la conférence épiscopale la déclaration Inter insigniores de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (sur le refus d’ordination des femmes). « Je lis le texte et les arguments ne tiennent pas », pense-t-elle, bien qu’elle n’ait qu’un modeste certificat biblique en poche… « Je suis dans mon bureau », poursuit-elle, « et je me mets à réfléchir […] faut-il former une association pour le ministère des femmes? Tant qu’elles sont employées en pastorale, insérées avec des mandats et ne décideront pas de se regrouper, ça n’avancera pas… Je me suis demandé quelle était ma responsabilité. Ici, dans mon bureau, je suis employée des évêques; je leur dois obéissance mais je veux trouver des réponses concrètes également pour les autres femmes, celles à qui je pense et qui ne sont pas là… »
Cette intuition, elle lui vient de ses discussions avec la théologienne Elizabeth J. Lacelle de l’université d’Ottawa qui lui fait prendre conscience des impasses de la théologie romaine officielle. À ce titre, il n’est pas étonnant qu’on retrouve Gisèle Turcot dans le réseau initial et informel des femmes québécoises, praticiennes de la pastorale (comme Annine Parent, Rolande Parrot, Céline Girard, Raymonde Jauvin) et théologiennes comme Lise Baroni, Yvonne Bergeron, Pierrette Daviau, Micheline Laguë), qui souhaitent engager une réflexion sur la place présente des femmes dans l’institution ecclésiale… Pas de revendications trop rapides, pas de slogans trop simplificateurs. Il faut partir de la base, des expériences vécues et Gisèle Turcot a appris quelque chose de ses années de travail auprès de l’épiscopat : dans la Belle Province, rien ne peut s’obtenir si on ne rallie Québec à Montréal et vice-versa. Il faut mettre en rapport différentes personnes et différentes expériences… Ce groupe sera à l’origine, en 1982, de l’association « Femmes et Ministères »[7]. « Femmes et Ministères avec un S…Le pluriel est capital! » avertit la religieuse, car s’il existe bien un enjeu intellectuel, il est linguistique. On ne saurait faire comme la théologie conservatrice qui substantivise LA femme et LE sacerdoce pour mieux les contrôler… Gisèle Turcot rapporte les premier succès et coups d’éclat comme la parution en 1988 du portrait du personnel féminin pastoral au Québec sous le titre marquant « Les soutanes roses » [8]… Cet ouvrage est loin d’avoir perdu de sa pertinence. On y voit bien comment les femmes québécoises s’engagent massivement dans l’institution, la font tourner en bonne partie, en ont une bonne connaissance et même une expertise lucide, mais n’en sont pas reconnues comme des membres à part entière.
Néanmoins Gisèle Turcot est assez réaliste sur l’efficacité de son action militante. Rétrospectivement, elle défriche peut-être des nouveaux horizons mais peine à changer l’institution. Dans sa mémoire, elle pointe le durcissement de contexte et l’essoufflement de la thématique féministe catholique dans la seconde moitié des années quatre-vingt. Changement d’univers ecclésial, durcissement romain notamment après le Synode de 1986, sécularisation plus avancée posant la question de la réaffirmation d’une identité catholique traditionnelle, c’est le moment où l’opposition à la promotion des femmes dans l’Église devient également locale, notamment par la bouche de certains évêques qui ont toujours été plus réservés que leurs collègues. 1986 est la date charnière dans l’esprit de Gisèle Turcot. Pourtant, cette année-là, l’historienne féministe Micheline Dumont [9] participe à la session d’études sur « l’Église et le mouvement des femmes ». L’Assemblée des Évêques du Québec a convoqué des représentantes des femmes actives en Église, et de femmes d’autres confessions; un dialogue s’engage sur les principaux thèmes féministes: famille, pouvoir, travail, langage, sexualité, etc ainsi qu’une série de recommandations… Mais le surgissement des analyses féministes dans le débat ainsi que dans l’enjeu linguistique (théorie du genre, études féministes) surprend les évêques de plus en plus mal à l’aise devant les remises en cause des dimensions insidieuses du patriarcat. « C’est que les évêques avaient eu l’initiative jusque là, analyse-t-elle, mais avec l’entrée du discours féministe, ce ne sont plus eux qui avaient le leadership […], ce n’était plus leur terrain… À court terme, ils s’étaient fait un souci de porter cette préocupation […], ils ont fait des choses, des déclarations courageuses le 1er mai pour l’égalité salariale par exemple; sur la question de la violence conjugale aussi, ils ont accompagné la formation des agentes de pastorale […], mais le point de départ, c’est l’anthropologie sous-jacente et dès qu’il y a l’analyse féministe, là ça ne suit plus… »
Ces années ’80 constituent l’apogée de l’engagement de soeur Gisèle Turcot pour la promotion des femmes dans l’Église même si, sans l’abandonner, elle le laisse progressivement de côté. Pourquoi? Car elle a été appelée à d’autres tâches, d’abord des responsabilités éditoriales dans la revue Relationsdes jésuites de Montréal (1985-1993), puis dans sa congrégation où elle redevient maîtresse des novices en 1993 avant d’occuper la fonction de supérieure générale de 1995 à 2005. Elle a exploité le temps libre de sa retraite à se remettre à jour en théologie au Centre Sèvres à Paris, « son congé sabbatique français », comme elle l’appelle. Elle vit désormais en communauté, s’investissant principalement dans le groupe local de Pax Christi et offrant de l’accompagnement spirituel dans l’esprit des exercices d’Ignace de Loyola.
Enjeu du ministère, les années 1990-2000.
Comment Gisèle Turcot perçoit-elle les évolutions plus récentes des années ’90? Pour la religieuse, il faut bien distinguer les échelles d’analyse, de nombreux évêques québécois « continuent individuellement de penser qu’il serait normal qu’il y ait un statut égal du point de vue des ministères et de la gouvernance…» Malicieuse, elle rajoute : « Ils ont bien vu que cela marchait de confier des ministères aux femmes, ils ont bien vu également le prix à payer… c’est un secret de Polichinelle, dans le diocèse de […], un des premiers où l’évêque a confié des responsabilités à des femmes, l’évêque a été dénoncé à Rome… Vous savez, des prêtres ont eu beaucoup de difficultés à vivre la promotion des religieuses. Peut-être que le comportement de certaines femmes a pu irriter, qu’il y a eu des abus de pouvoir… Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on est à l’abri de l’autoritarisme… Il y a quelque chose qui ne se réduit jamais au genre, mais à l’humanité ». Ces évêques, elle ne semble pas éprouver de l’animosité à leur égard; tout juste souligne-t-elle en douceur leur faiblesse et les difficultés qu’ils ont vis-à-vis de Rome. Le texte de 1989 de la Conférence des évêques québécois sur la violence conjugale reste pour elle un élément optimiste de même que la repentance à l’occasion du cinquantenaire du droit de vote des femmes en 1990, droit de vote auquel s’étaient longuement opposés les évêques. « Je pense qu’au plan collectif, ça a été le dernier grand geste public ».
Mais c’est bien entendu à l’égard de Rome que la soeur est plus critique ou circonspecte face à des méthodes qui ne reflètent guère l’idéal de collégialité conciliaire mais une crispation identitaire inquiétante. Son dernier véritable combat remonte aux années 1994-1995 lorsque le pape Jean-Paul II s’est dit prêt à mettre en jeu son infaillibilité pontificale sur la question du refus des femmes au sacerdoce. Pourquoi subitement ce retour de thématique dans un contexte catholique bien moins marqué qu’avant par le militantisme progressiste? Sûrement en réaction à la décision en 1988 de l’Église anglicane, la plus proche des Églises réformées de Rome, d’ordonner des femmes évêques. Jean-Paul II fait parvenir une lettre Ordinatio sacerdotalis aux évêques du monde entier qui n’est rien d’autre qu’une fin de non-recevoir de toute demande similaire en contexte catholique [10]. Gisèle Turcot qui est redevenue entre-temps présidente de Femmes et Ministères se rappelle encore de ce moment : « Le texte de Rome est sorti le 29 mai, à l’Ascension… Un mois après, le 29 juin, à la fête de saint Pierre et saint Paul [11], nous avions une réponse de Femmes et Ministères qu’on a fait paraître dans le Devoir [principal quotidien québécois] avec 700 signatures d’hommes et de femmes, laïcs ou non, qui plutôt que de s’en prendre à Rome s’adressaient au Président de la Conférence des évêques du Canada, lui disant « nous voulons continuer le dialogue avec vous… Au mois d’août, on republie le texte, cette fois-ci avec 1300 signatures… Bien sûr, on n’a pas eu de réponses officielles, seulement des appels à titre privé… » L’ombre de la Curie plane, les évêques préférant conserver le peu d’acquis qu’ils peuvent défendre plutôt que de prendre le risque d’être ostracisés…
Depuis les années 2000, les enjeux sont différents. Les nominations épiscopales se font davantage dans un sens romain et estompent les protections tacites. Elle note aussi que les femmes perdent les fonctions et les emplois salariés qu’elles avaient acquis dans les décennies précédentes étant les premières victimes des coupes liées à la baisse des revenus de la dîme (nom du denier de l’Église québécoise). La pastorale sociale dans laquelle sont engagées de nombreuses femmes en souffre le plus. Les répondantes sont de moins en moins rémunérées et doivent se satisfaire du bénévolat… Quand on lui demande ce qu’elle pense des ordinations non canoniques de femmes prêtres, Gisèle Turcot ne condamne pas, ce n’est pas dans son caractère, mais n’approuve pas vraiment : « C’est un paradoxe; on veut entrer dans le ministère et ipso facto le lendemain on est excommunié ». Selon elle, il faut tâcher de s’insérer au mieux dans son église locale et y être le facteur de changement. Les minorités abrahamiques…
La vie religieuse, analyse rétrospective et devenir…
Quand on lui pose cette question : « Les soeurs ont-elles été selon vous à la hauteur de l’enjeu du XXème siècle au Québec », Soeur Gisèle Turcot est assez mesurée et réaliste : « Dans la plupart des congrégations, il y a eu un noyau qui a mordu à l’analyse féministe et qui est entré dans l’association des religieuses féministes par exemple. Il faut bien comprendre qu’au Québec, contrairement à d’autres pays, les soeurs ont eu depuis longtemps davantage de leadership et d’autonomie ». Elle trouve même que les religieuses québécoises ont fait honneur aux avancées des femmes, qu’elles ont annoncé d’une certaine manière : « Avant la Révolution tranquille, dans leurs pensionnats et leurs hôpitaux, elles avaient les coudées franches… Si on compare avec les États-Unis où elles sont à la merci du clergé pour les salaires, les structures des oeuvres, c’est totalement différent… la subordination c’était leur pain quotidien, c’est pourquoi aussi, comme elles étaient plus diplômées, elles ont réagi fortement… Bien sûr, au Québec, il y avait l’aumônier, mais cela faisait partie de la culture générale, elles étaient quand même les maîtres (sic) chez elles… beaucoup de religieuses qui ont perdu des responsabilités dans les hôpitaux ou les écoles étaient les plus aptes à obtenir des responsabilités dans les diocèses, elles avaient un réel savoir-faire… » Cette prise de position ne s’est pas faite à ses yeux sans excès ni caricature. Soeur Gisèle rapporte avec amusement le cas de soeur P « pratiquement curé de sa paroisse; ça a favorisé l’émergence des laïques cela, sans nul doute »… C’est la crise des vocations qui aurait rendu moins audible leur action, le vieillissement des congrégations entraînant la diminution du nombre des éléments actifs. « Puis on s’en va vers une implosion… Les 30 ans et moins, on les compte sur les doigts de la main. […] Chez les femmes, il y a encore des vocations, mais en tout petit nombre. La contribution que des femmes religieuses peuvent apporter est très variable. Ne correspondant pas à l’image classique […] nous les religieuses, on nous perçoit encore avec des images de vie très réglementées… Le désir d’émancipation comme l’ouverture à de larges possibilités, la vie religieuse ne l’apporte plus guère […] Pour une femme d’aujourd’hui, c’est exceptionnel de se penser sans vie affective, de vouloir le célibat avec le chasteté […] et je pense que les conditions de foi avec le développement d’une relation personnelle à Dieu ne passent plus nécessairement par un appel à la vie religieuse. Un appel à la justice sociale, c’est un humanisme; un appel à l’intériorité c’est la vie monastique… Où est la vie apostolique? ». Angoissante question dans l’absolu qui ne semble pas l’ébranler personnellement.
« Pour entrer dans le XXIe siècle, il faut apprendre à vivre avec la diversité »
Si on lui demande si elle a des regrets et comment elle fait la pesée de son parcours de religieuses, Gisèle Turcot affirme : « J’ai eu un parcours passionnant, j’ai demandé à toujours rester dans ma communauté… la communauté c’est le cadre de soutien de mon engagement. Moi je souffre bien entendu du manque de relève… les jeunes, ça pousse, ça dynamise. Là, on est comme une famille qui n’a pas d’enfant. L’élan nous manque… ». Quant à l’avenir, elle n’occulte pas les difficultés institutionnelles, l’esprit clérical et patriarcal, l’affaiblissement des valeurs évangéliques… mais Gisèle Turcot trouve encore le moyen d’y voir des grâces : « Quand je suis revenue de la Conférence des Nations unies sur les femmes, le développement et la paix, à Beijing en 1995, je me suis dit que pour entrer dans le XXIe siècle, il faut apprendre à vivre avec la diversité des tendances et des cultures en contexte de mondialisation »… L’actualité, l’enquête sur les religieuses américaines? « Cette enquête est la deuxième ; elle confirme les inquiétudes sur leur mode de vie. En dépit de cette attitude de contrôle, il faut savoir entrer dans l’espérance… même si, pour le moment, il est quasi impossible de faire bouger les choses… en tout cas, je ne vois pas comment ! En attendant, on peut peut-être créer des liens! »
Novembre 2009
NOTES
[1] Équivalent du « petit Lavisse » français.
[2] René Voillaume (1905-2003) est un prêtre français qui a fondé la congrégation religieuse des Petits Frères de l’Évangile, des frères qui allient une vie de contemplation et un travail salarié de type ouvrier. Il puise son inspiration dans la spiritualité du mystique Charles de Foucault qui a vécu dans le désert du Sahara une vie de dénuement et de contemplation. Il participe en fait de cette « théologie de l’Incarnation » qui aura beaucoup d’influence en France dans l’entre-deux-guerres et l’après-guerre notamment dans l’expérience des prêtres ouvriers. À partir des années ’50, le Père Voillaume multiplie les conférences en France ainsi qu’à l’étranger et aide également de nombreuses congrégations religieuses féminines du monde francophone à redéfinir leur mode de présence au monde sans les « oeuvres » qu’elles choisissent alors d’abandonner.
[3] Afin de concrétiser les voeux d’une plus grande « collégialité » entre les évêques et le pape qu’avait émis le Concile de Vatican II, Paul VI organise une réunion des évêques du monde entier à une échéance régulière, appelée « synode » selon la terminologie des Églises orientales. Le Synode de 1971 est la première de ces grandes réunions qui réunissent des évêques délégués au Palais du Latran à Rome. Portant sur le thème de la justice, il marque clairement le passage de la majorité réformatrice du concile à la minorité dans un contexte de crise catholique. Il marque rétrospectivement l’événement marquant de la déception des progressistes catholiques qui se rendent compte que le synode ne sera jamais « un parlement pour l’Église universelle »; les documents préparés les plus éloignés de la ligne officielle (notamment sur le ministère des hommes mariés) étant écartés par la Curie selon une pratique relevant plus du vieux centralisme romain que de la collégialité.
[4] Dans un diocèse catholique, le chancelier est le collaborateur spécialisé de l’évêque en ce qui concerne les questions financières et administratives.
[5] Dans une paroisse catholique québécoise, le marguiller préside le « conseil de fabrique » c’est-à-dire le conseil de gestion financière des biens de la communauté paroissiale.
[6] Dans un diocèse catholique, un évêque peut se doter de collaborateurs qui ont un pouvoir exécutif par délégation sur certains dossiers. Le code de droit canon les appelle selon leur fonction vicaires « généraux » ou « épiscopaux ». Le caractère exceptionnel de la nomination vient ici du fait que ce sont des postes presque exclusivement occupés par des prêtres et formant le sommet de la curie épiscopale.
[7] http://femmes-ministeres.lautreparole.org
[8] BELANGER Sarah, Les Soutanes roses. Portrait du personnel pastoral féminin au Québec, Montréal, Bellarmin, 1988.
[9] Micheline DUMONT est une des rares historiennes québécoises de sa génération à s’être intéressée aux religieuses dansa la société québécoise au-delà du mythe de la « grande noirceur » qui s’est développé au moment même de la Révolution tranquille et qui associait le catholicisme québécois à un obscurantisme archaïsant qui avait gêné le réveil national et économique. En 1968, elle est appelée par la Commission Royale d’enquête sur la situation des femmes afin d’expertiser d’un point de vue historique la question. C’est à ce moment-là qu’elle prend conscience du rôle des religieuses dans la société québécoise et qu’elle commence à y consacrer des travaux universitaires. L’ouvrage synthèse de sa réflexion sur cette question est Les Religieuses sont-elle féministes? Bellarmin, Québec, 1995.
[10] Lettre que le cardinal Ratzinger, alors propréfet à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi c’est-à-dire gardien de l’orthodoxie catholique, complète par une note en 1995 en réponse à toute éventuelle remise en cause du caractère définitif de cette décision. Cette note est contrebalancée par un texte de Jean-Paul II plus « pastoral » que canonique Lettre aux femmes qui développe avec plus de douceur mais autant de fermeté la même idée dans un contexte plus large de réflexion sur la mission catholique des femmes. En 1998 enfin, un motu proprio range l’ordination sacerdotale des hommes parmi les vérités en lien logique avec la Révélation devant être acceptée « sous peine de ne plus être en pleine communion avec l’Église catholique ».
[11] Saints associés traditionnellement à Rome et au souverain pontife.
- Ma rencontre avec soeur Gisèle Turcot - 1 novembre 2009