Faire le bilan du parcours et de l’apport de la théologie de la libération, en pleine postmodernité et globalisation capitaliste, est assez complexe. Il est facile de tomber dans des simplifications dangereuses, mais la tâche est nécessaire. J’ai vécu avec une grande joie la naissance et la montée de la théologie de la libération en Colombie, mon pays, puis dans toute l’Amérique latine, et son irremplaçable contribution à la cause de la libération des dépossédés. Aujourd’hui, depuis ma position radicalement féministe, je prends mes distances par rapport à certaines de ses pratiques que je considère partielles et insuffisantes.
Une des propositions de départ de Gustavo Gutiérrez était de faire de la théologie à partir du revers de l’histoire[1], c’est-à-dire du point de vue des vaincus, des ignorés et presque toujours écrasés par l’histoire officielle et les pouvoirs de ce monde. Aller au bout de cette proposition signifiait reformuler et relire non seulement toute la tradition chrétienne, mais aussi toute la tradition culturelle de l’Occident. Nous avons été nombreux à nous y engager. Dans différents pays, nous avons tenté de lier notre vie chrétienne et notre lecture de l’Évangile aux luttes libératrices des années 1970 et 1980 en Amérique latine.
Durant les années 1970, circulait en Colombie une brochure emblématique écrite par Mario Peresson qui avait pour titre Seuls les chrétiens militants peuvent être théologiens de la libération. L’auteur voulait signifier par là que ce n’est qu’à partir des pratiques concrètes des luttes populaires qu’il était possible d’articuler cet « acte second » (Gustavo Gutiérrez) qu’est la réflexion théologique, permettant ainsi à une expérience de foi et à un savoir différents de se constituer.
En s’engageant dans cette voie, la théologie de la libération a contribué à développer une identité latino-américaine consciente de son autonomie et de son indépendance face à l’Occident, qui n’a cessé d’exploiter ses richesses naturelles et ses populations. Dans cette nouvelle représentation de l’identité, la pensée théologique a permis qu’une foi et une religiosité souvent aliénantes et oppressives se transforment en une possibilité de récupération de la dignité collective et en un horizon de liberté et de luttes pour y arriver.
De plus, pour les initiateurs de ce chemin, la foi chrétienne était pour la première fois presque entièrement repensée depuis la périphérie, et non à partir du centre. On a revu quelques-unes des propositions de la théologie politique européenne, notamment le concept de « monde comme histoire[2]», et on a réussi à historiciser et à incarner la théologie, le message évangélique de même que l’imaginaire chrétien dans la vie quotidienne du peuple. Les expériences de la nativité et de la passion du Christ ont acquis dans ce contexte une force toute particulière. À distance de la sécularisation de la société moderne, les figures de Jésus de Nazareth et de Marie se sont progressivement transformées en compagnons de route, soutenant les luttes de libération et pour la dignité.
Mais le plus important dans ce bouleversement a peut-être été le nouvel élan que la théologie de la libération a donné aux processus socio-ecclésiaux, notamment avec le développement des communautés ecclésiales de base qui transforma la conscience populaire à l’égard de la « manière d’être » de l’Église, comprise comme communauté et non comme hiérarchie (voir Leonardo Boff, Église en genèse. Les communautés de base réinventent l’Église, Desclée, 1978). Cette révolution s’est vite propagée vers d’autres domaines : la relecture populaire de la Bible, la proposition de nouveaux ministères laïques, l’inculturation des prêtres dans les communautés noires et indigènes et l’impératif de reconnaître celles-ci comme autonomes avec leur propre histoire et leurs propres religiosités. À cela s’ajoute la restitution timide, mais progressive de la parole aux femmes qui en avaient été dépouillées dans l’Église depuis des siècles.
Or, c’est aussi là qu’il faut marquer les limites de la théologie de la libération. Les communautés noires et indigènes ainsi que les femmes, davantage conscientisées, en plus de devenir des acteurs et actrices à part entière dans l’Église et dans la société, ont cherché de nouvelles possibilités d’accroître et de fortifier leur manière d’être femmes, indigènes et noirs. Cela les a conduits à la rencontre de leurs racines, de leurs émotions, de leurs sentiments, de leurs horizons propres. Ces processus ont incité et exigé une révolution radicale dans l’expérience de Dieu, la construction du discours religieux, les pratiques religieuses et ecclésiales et les rôles que doivent jouer et assumer les laïcs en général – les femmes en particulier. La théologie de la libération, malheureusement, n’a pas su ou voulu accompagner cette révolution.
Dépasser l’androcentrisme
Grosso modo, la gauche, du moins en Amérique latine, n’a jamais vraiment compris ce qu’est l’égalité réelle entre les sexes. Ainsi, même si les théologiens de la libération comprirent que le « royaume de Dieu » était incompatible avec l’injustice économique, leur arrière-plan patriarcal les empêcha de voir cette même injustice se répéter et se multiplier dans les relations entre hommes et femmes. La proposition de créer de nouveaux ministères laïques n’a jamais touché le cœur du problème, à savoir l’exclusion des femmes dans l’Église catholique ainsi que dans certaines Églises protestantes.
La libération ne peut être partielle, arriver à point et s’arrêter. Il est indispensable que le discours théologique assume les aspirations les plus profondes et véritables de tous les croyants et croyantes. À ne pas le faire, il finit par être partial dans un monde où ces exclusions ne sont plus admises et encore moins justifiables. Parmi les pratiques qui se développent sur la base d’une grossière injustice, il y a l’exclusion des femmes de la possibilité de présider l’eucharistie.
La théologie de la libération n’a pas vraiment abordé les thèmes du système de représentations religieuses et du langage sur Dieu à la base de l’imaginaire chrétien. Les imaginaires et les représentations (chants, images, liturgies, etc.) continuent d’être androcentriques. La femme, la terre, la nature, qui sont de nouveaux visages de Dieu, restent marginales. Certes, l’imaginaire et le monde des symboles ont acquis de plus en plus d’importance et de signification dans la vie sociale. Mais peu de recherches issues de la théologie de la libération vont en ce sens, sauf dans le domaine des théologies écoféministes.
Dans les années où la théologie de la libération était en plein essor, les théologiens les plus importants qui établirent le nouveau paradigme ne recueillirent pas les aspirations profondes de nombreuses femmes qui avaient modelé leur spiritualité sur l’univers chrétien. La théologienne brésilienne Ivone Gebara ne peut pas être plus claire : « Le caractère fondamentalement anthropocentrique et androcentrique de la théologie de la libération est indiscutable. Celle-ci traite de Dieu dans l’histoire des hommes, un Dieu qui finalement continue d’être le Créateur et le Seigneur. De là, toute la tradition thomiste sur Dieu et sur l’incarnation est, d’une certaine manière, récupérée. On n’a pas senti la nécessité de revoir les bases cosmologiques et anthropologiques de la formulation chrétienne. On a réchappé la bonté et la justice de l’être de Dieu, sans se poser des questions sur ses représentations tout au long de l’histoire.[3] »
Ainsi pouvons-nous dire que ce qui a été reconnu en Occident comme la théologie de la libération classique est un paradigme qui a fait son temps pour les femmes et d’autres sujets et acteurs sociaux. Non parce que les conditions sociales, politiques, économiques et ecclésiales qui lui ont donné naissance sont dépassées, mais parce que l’impulsion même de cette théologie n’a pas réussi à être menée jusqu’au bout et n’a pas continué à suivre les désirs et les conquêtes des femmes dans leurs luttes. Mais il est clair que les semences mises en terre sont dispersées dans de multiples quêtes et conquêtes qui se poursuivent aujourd’hui.
Quelques théologiennes féministes, comme Elisabeth Schüssler Fiorenza aux États-Unis, appellent leur travail « théologie féministe de la libération ». Car ce que la théologie féministe cherche d’une manière très concrète, c’est la libération de la moitié de l’humanité qui souffre de l’oppression d’un système capitaliste et patriarcal. C’est de vivre la foi incarnée dans les joies et les souffrances des femmes, dans la quête de leur dignité et de leur bonheur, et exprimer pleinement l’expérience de Dieu à travers sa féminité et un regard depuis le revers de l’histoire et de la société.
L’auteure, théologienne et poète, enseigne à l’École d’études littéraires de l’Université de Valle, à Cali en Colombie.
Texte publié dans la revue Relations no 752 de novembre 2011 et reproduit avec les permissions requises.
NOTES
[1] Teología desde el reverso de la historia, CEP, Lima, 1977.
[2] J. B. Metz, Pour une théologie du monde, Paris, Cerf, 1971.
[3] Ivone Gebara, Intuiciones ecofeministas. Ensayo para repensar el conocimiento y la Religión, Trotta, Madrid, 2000.
- Au revers de l’histoire : les femmes - 15 novembre 2011