Il y a plus de dix ans maintenant, le regretté Mgr Bernard Hubert, alors évêque de Saint-Jean-Longueuil, confiait à l’un des membres de notre communauté, le pasteur luthérien Daniel Pourchot : « Dans dix ans, disait-il, les Québécois seront peut-être encore catholiques, mais ils ne seront plus « romains ». Les dix ans sont écoulés et, à mon avis, la prédiction de Mgr Hubert s’est bel et bien réalisée. Tel est le constat que je me propose de développer dans les minutes qui vont suivre.
À la même époque, en effet, les laïcs interrogés à l’occasion du synode diocésain de Montréal s’étaient prononcé en majorité en faveur du mariage des prêtres, de la liberté de conscience des laïcs en matière de contraception et de l’accès des femmes au sacerdoce ministériel.
Commentant les conclusions éloquentes du synode, ce même Daniel Pourchot demanda au cardinal Turcotte à quelle réaction il s’attendait de la part des autorités romaines lorsque ces dernières prendraient connaissance de tels résultats? Notre archevêque s’exclama que jamais il ne ferait part à Rome des réponses du synode à ces questions controversées! Le risque était trop élevé pour lui, disait-il, de heurter de plein fouet les certitudes romaines et de se valoir des représailles. Une réaction aussi spontanée de la part du pasteur du plus populeux diocèse du Québec nous dit trois choses :
1. Que le magistère romain subit sans doute, et selon les termes du théologien Hans Küng, la plus grave crise de crédibilité éprouvée par l’Église depuis la Réforme;
2. Que le serment d’obéissance exigé des évêques, au moment de leur intronisation, signifie bel et bien le rejet de la collégialité épiscopale voulue par le Concile comme partie intégrante de la gouvernance dans l’Église;
3. Que l’omerta que s’est imposé de lui-même Mgr Turcotte nous apprend ce que nous constatons nous-mêmes, à savoir que la dissidence, voire la simple discussion de ces questions controversées ne sont plus admises par les autorités romaines. De tels dossiers sont définitivement clos.
La réalité dévoilée par ces trois constats a pris graduellement forme à partir du décès du pape Jean XXIII, grand inspirateur et instigateur du Concile Vatican II. C’est en effet avec un intérêt passionné et gonflé d’espérance que les catholiques du Québec ont suivi, à l’époque, les grandes sessions du Concile. On ne mesurera jamais à quel point l’annonce de cet « aggiornamento » a soulevé d’espoirs d’évolution et de changements dans l’Église.
Mais force est de constater, après les quatre décennies qui ont suivi le Concile, que l’influence autoritaire et conservatrice de la Curie —influence qui avait été quelque peu refoulée dans ses retranchements par les grands documents conciliaires— cette influence a repris du poil de la bête et retrouvé pleinement, sous Benoît XVI, l’ascendant qu’elle avait autrefois exercé sous Pie XII et ses prédécesseurs.
La première manifestation de cette reprise en mains de la Curie a lieu deux ans seulement après l’élection de Paul VI comme successeur de Jean XXIII. Ce premier indice de ce retour au conservatisme sera le rappel, par Paul VI, de la règle du célibat ecclésiastique présentée comme sans appel. La fermeture du dossier d’une question pourtant abordée avec grand souci d’ouverture par les Pères du Concile inaugurait visiblement le retour aux règles, dites intangibles, de l’Église préconciliaire.
Mais c’est six ans après ce rappel doctrinal impopulaire que devait survenir l’événement-choc qui allait déclencher cette grave perte de crédibilité des catholiques québécois à l’égard du Magistère. Je veux parler de la publication, à l’été 1968, de l’encyclique Humanae vitaesur le contrôle des naissances. L’effet en fut dévastateur car les attentes avaient été énormes et l’espoir avait même semblé justifié.
Suite aux vœux du Concile, Paul VI avait, à l’époque, constitué une commission internationale chargée de lui faire des suggestions pour le règlement de cette épineuse question. L’espoir, il est vrai, se trouvait plombé par une réalité contestable : au nombre de tous ces participants venus du monde entier, une seule femme avait droit de parole. Il s’agissait d’une laïque philippine qui répondait au nom prédestiné de Conception!
Après de sérieux travaux, la Commission remit enfin son rapport. Ce dernier recommandait au Pape d’assouplir les positions de l’Église en remettant la décision d’enfanter à la conscience des couples concernés. La conclusion logique de cette recommandation impliquait la levée de l’interdit concernant les moyens contraceptifs.
On peut imaginer que la Curie dût recevoir assez fraichement un tel rapport. Le Pape, pourtant, semblait vouloir poursuivre sa réflexion. Peu de temps après cependant, l’archevêque de Cracovie, Karol Wotyla le futur Jean-Paul II, fut mandé auprès du Pape. Il faut croire que sa plaidoirie fut efficace puisque l’encyclique endossera et réitérera pleinement la position traditionnelle.
Les jeunes parents de l’époque, on peut le croire, en seront profondément déçus et révoltés. L’argumentaire du statu quo reposait sur une anthropologie médiévale que tout un chacun estimait dépassée. Aussi ces jeunes parents, une fois leurs enfants devenus grands, se gardèrent bien de leur transmettre une doctrine à laquelle ils n’adhéraient plus eux-mêmes. À l’école secondaire, à l’époque où les cours de religion existaient encore, la teneur de cette même interdiction ne leur fut jamais enseignée non plus. Quant aux autorités religieuses locales, elles n’émettront jamais la moindre recommandation à cet égard. Les confesseurs de l’époque n’en toucheront mot non plus à leurs rares pénitents en âge de procréer. La question avait été entendue et réglée rapidement au niveau des simples croyants.
Mais si les couples occidentaux avaient repris en mains leurs responsabilités à cet égard, il n’en va pas de même aujourd’hui des couples d’un Tiers-Monde gravement affecté par le sida. L’application d’une telle interdiction voue nombre d’entre eux à la contagion, voire ultimement à la mort. Après l’énorme perte de crédibilité que Rome avait subie à l’époque d’Humanae vitae, une autre brèche considérable se creuse davantage aujourd’hui avec le scandale insoutenable de l’interdiction du condom en Afrique.
Cette crise spectaculaire de crédibilité à l’égard de Rome et de ses enseignements n’a toutefois pas éloigné tous les croyants du Québec du partage eucharistique et de la vie de communauté, comme c’était hélas le cas de milliers de couples qui, avant Vatican II, s’en croyaient exclus.
À l’égard d’autres questions bloquées par le conservatisme romain, la plupart de nos coreligionnaires optent désormais pour une même liberté de conscience. C’est la loi des dominos qui s’applique. On ne compte plus, au Québec, le nombre de communautés chrétiennes où divorcés remariés, couples mixtes et homosexuels participent pleinement au partage eucharistique.
Les expériences de partage œcuménique innovent elles aussi et se multiplient, alors que Rome ne reconnaît toujours pas les Églises et les hiérarchies protestantes ni n’autorise l’intercommunion avec elles. Là encore, des croyants enjambent allègrement les interdits romains pour inaugurer des terrains neufs pour le partage d’une même foi en un Dieu fait homme, le Christ Jésus. D’autres initiatives communautaires s’amorcent aussi avec Juifs et Musulmans et personnes ne sent visiblement le besoin de se munir d’autorisation ecclésiastique pour le faire. La foi en un seul Dieu et Père leur suffit.
Le domaine de la liturgie est sans doute celui où se multiplient davantage les initiatives créatrices « illicites ». Les autorités romaines ont beau communiquer des directives et des interdits, le peuple de Dieu continue d’innover dans sa façon de lui rendre son culte.
Ainsi, dans la plupart des communautés chrétiennes du Québec, des femmes assurent aujourd’hui avec les hommes la distribution de la communion sous les deux espèces. Dans bien des cas, elles assument aussi à l’occasion la prédication. Toutes ces initiatives sont interdites par un document romain de plus de cinquante pages émanant de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Ce document conclut avec un souhait – et je cite – « que grâce aux normes rappelées dans la présente instruction, l’action du très saint sacrement de l’Eucharistie rencontre moins d’obstacles dus à la fragilité humaine et que, si l’on parvient à écarter tout abus et à bannir tout usage illicite par l’intercession de la Bienheureuse Vierge Marie, « la femme eucharistique », la présence salvifique du Christ resplendisse enfin sur tous les hommes »…
Comme on le constate par cette citation, le langage utilisé par les clercs de cette Congrégation nous apparaît bien étrange et suranné. Notre étonnement ne cesse de grandir lorsqu’on prend connaissance du document dans son entier.
Ainsi, « les vases sacrés doivent être faits de « matières nobles ». On ne doit jamais utiliser de corbeilles pour le pain consacré ni de coupe de terre cuite pour le vin, « afin, dit le document, d’écarter complètement aux yeux des fidèles tout risque d’affaiblissement de la doctrine de la présence réelle sous les espèces eucharistiques ». La distribution de la communion doit être faite par le prêtre et n’être confiée exceptionnellement à des laïcs (hommes) que si l’assemblée est vraiment trop nombreuse. Suivent des prescriptions détaillées à l’extrême pour les processions, les Congrès eucharistiques et l’exposition du Saint Sacrement, événements guère plus en usage au Québec. Les vêtements liturgiques du célébrant sont identifiés, énumérés et décrits avec minutie. Les couleurs or et argent, ajoute-t-on, peuvent être substituées à certaines couleurs et pas à d’autres, etc., etc., etc…
La concélébration, quant à elle, ne doit jamais inclure un ministre auquel l’Église ne reconnaît pas la succession apostolique, ni la messe célébrée dans un temple de foi non catholique ou, sauf permission exceptionnelle de l’évêque, dans un domicile privé.
De peur que le fait n’apparaisse comme une promotion du laïcat, l’homélie prononcée à la messe doit être le fait du prêtre seul et je cite « de par sa nature et son importance ». « Les laïcs (hommes) peuvent être admis à prêcher dans une église ou un oratoire mais en dehors de la messe selon les normes du droit » et seulement en cas de suppléance du prêtre. Tout autre usage est illicite.
Je pourrais allonger à l’infini la liste des interdits de ce genre. Ce faisant, chacun et chacune pourront constater que la plupart d’entre nous appartiennent à des communautés chrétiennes qui contreviennent à tous moments à de telles prescriptions. Tous et toutes remarqueront aussi que les évêques n’ont pas fait, à l’époque, la tournée de leurs paroisses pour s’assurer de l’application de normes pourtant promulguées il y a six ans, en 2004. À eux aussi, un tel document pourra sans doute apparaître rédigé dans une langue étrangère.
Dans tous les cas mentionnés précédemment, nos évêques se taisent. Faut-il en conclure que « Qui ne dit mot consent? » Aucun d’entre eux n’a visiblement envie d’être perçu comme le père fouettard du Vatican! Mais cette heureuse abstention leur permet toutefois très peu d’être eux-mêmes agents de créativité. En conséquence, la balle se retrouve désormais dans le camp des communautés chrétiennes.
La nécessité d’un langage neuf et de pratiques nouvelles s’impose cependant plus que jamais. Rome a beau se fermer les yeux, se boucher les oreilles, et s’ancrer dans ses certitudes passées, les églises d’Occident sont toutes menacées en ce moment dans leur survie par le vieillissement des communautés chrétiennes. Où en seront nos assemblées chrétiennes quant les têtes grises que nous sommes, clercs et laïcs, auront passé l’arme à gauche? Combien de nos enfants adultes auront le goût de prendre notre relève?
Devant ces réalités qui crèvent les yeux, Rome demeure passive et parle trop souvent à des années-lumière des réalités vécues par les fidèles.
Cette absence de communication et d’interaction entre l’institution et le peuple des croyants, voire de leurs pasteurs et même de leurs évêques, se perpétue par l’omerta qui entoure, depuis des siècles, les délibérations et les décisions du pouvoir romain. Le récent scandale des prêtres pédophiles a pu se généraliser jusqu’à prendre des proportions effarantes à cause précisément du silence imposé par le Saint Office (rebaptisé Congrégation pour la doctrine de la foi) à tous les évêques dont le diocèse était impliqué dans l’affaire. L’impossibilité de faire traduire, dès le début, les coupables devant la justice civile a causé un tort irréparable à l’image de l’Église dans l’opinion mondiale. À cause de cette perte de crédibilité, des milliers de prêtres innocents et dévoués à leur tâche pastorale sont devenus suspects aux yeux de bien des croyants et, pire encore, à ceux des non-croyants. La généralisation de cet énorme discrédit affecte aujourd’hui l’Église catholique tout entière.
Enfin, alors que l’on exige désormais de plus en plus de transparence à l’endroit des gouvernements civils – qu’on pense ici à la loi sur l’accès à l’information – la dissimulation de Rome à propos de l’affaire des prêtres pédophiles n’a fait que rendre l’autorité religieuse complice de la répétition de ces attentats contre de jeunes victimes vulnérables.
Cette comparaison bancale que les catholiques sont amenés à faire entre l’obligation de transparence que s’impose la société civile et l’omerta pratiquée dans l’Église conduit immanquablement les fidèles à prendre conscience de leur impuissance à faire valoir leur point de vue et leurs valeurs. La comparaison entre leur statut d’électeur dans une démocratie et celui qui est le leur dans le système monarchique qui se perpétue dans l’Église depuis le Moyen Âge s’impose donc. Le citoyen croyant se trouve donc contraint de vivre chroniquement une situation schizophrénique dans l’expression de ses convictions, tantôt spirituelles et tantôt temporelles. Et la situation est encore pire s’il s’agit d’une citoyenne croyante!
Cette même comparaison conduit aussi les fidèles à contester, dans la pratique, l’infaillibilité du Pape. De fait, ce dogme de l’infaillibilité n’a été promulgué qu’en 1870, à l’issue du Concile Vatican I et dans un climat éminemment politique où le Pape venait de perdre ses États pontificaux. À défaut de pouvoir temporel, décrétera Vatican I, le Pape détiendra désormais un pouvoir spirituel qui le placera bien au-dessus de tous les autres souverains. À l’époque, toutefois, les épiscopats allemand et français exprimèrent leur vive opposition. Dieu seul, objectèrent-ils, peut être dit infaillible.
Depuis le dogme de l’Assomption promulgué sans éclats par Pie XII, ses successeurs se sont prudemment abstenus d’en promulguer d’autres. Mais la notion d’infaillibilité pontificale avait inconsciemment imprégné toute parole du Pape : Rome, profitant de cette ambiguïté qui l’accommodait, s’est toujours gardée de remettre les pendules à l’heure… Au Québec, il y a plus de vingt ans, le regretté théologien André Naud avait d’ailleurs grandement éclairci le dossier dans son livre Le Magistère incertain.
Jouant de cette ambiguïté, la Congrégation pour la doctrine de la foi continue ainsi d’intenter des procès aux théologiens qui semblent s’écarter du statu quo sur des questions controversées. Ce tribunal ecclésiastique dénie aux accusés les droits élémentaires dont ils jouissent dans la société civile en vertu de la Charte des droits de l’homme. Ainsi, ces théologiens sont cités à comparaître sans que leur soit communiqué le motif de leur inculpation, sans pouvoir présenter de plaidoyer pour leur défense ni s’assurer de l’assistance d’un avocat. De grands experts du Concile et de grands penseurs du christianisme ont ainsi été réduits au silence de cette façon. Qu’il suffise d’évoquer les noms célèbres de Congar, et Chenu, de Teilhard de Chardin ou de Léonardo Boff pour confirmer le hiatus qualitatif qui sépare actuellement les usages de la société civile et ceux du pouvoir romain en matière de droits de l’homme.
Une opposition mondiale ne s’est-elle pas encore levée, tout récemment, contre l’excommunication de la mère et des médecins d’une jeune adolescente brésilienne avortée à la suite d’un viol? De quel droit des croyants peuvent-ils exclure d’autres croyants du partage eucharistique? Telle était la réaction générale. Une autre énorme brèche s’est ouverte, à l’occasion de cet événement, dans la crédibilité de l’Église tout entière.
On peut se demander, en fin d’un exposé aussi pessimiste, quelles propositions d’avenir peuvent être formulées pour réformer ce mode de gouvernance monarchique qui prévaut encore actuellement dans l’Église? Sur quoi fonder notre espoir de changements sous le pontificat préconciliaire d’un Benoît XVI? On voudrait bien miser sur une courageuse reprise en mains, par les évêques, de leur collégialité perdue. Mais de quelle tendance seront les successeurs de nos évêques actuels, lesquels devront tous leur nomination à une Congrégation présidée par Mgr Marc Ouellet en qui le Pape a visiblement mis toute sa confiance?
Pour ma part, je ne vois l’avenir se dessiner qu’à partir de cette évolution graduelle et silencieuse des pratiques religieuses des communautés et dans la restauration de la liberté évangélique promise par Vatican II. Dans un contexte de raréfaction accélérée des vocations sacerdotales masculines, l’autorité et les responsabilités des conseils de pastorale ne pourra évoluer qu’en nette progression. Un ultime espoir, s’il en subsiste un, ne peut prendre racine que là. En présence de cette évolution amorcée par la base, les évêques seront, tôt ou tard, appelés à choisir entre l’accompagnement pastoral de leurs fidèles et la soumission silencieuse imposée par Rome.
Hélène Pelletier-Baillargeon, journaliste, essayiste et biographe,
membre de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois.
Texte paru le 23 septembre 2010 dans le bulletin du Centre culturel chrétien de Montréal et reproduit avec la permission de l’auteure.
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