Oublions la prostituée, la femme fatale ou la séductrice drapée dans sa longue chevelure comme d’autres dans leur vertu. Cette image de Marie de Magdala 2, forgée au VIe s. par le pape Grégoire le Grand, résulte d’un amalgame de trois personnages féminins du Nouveau Testament que rien n’autorise pourtant à confondre : la pécheresse anonyme de Luc (7,36-50), Marie de Béthanie (Lc 10,38-42 ; Jn 11,1 ss) et… Marie-Madeleine. La figure ainsi forgée devenait le modèle exemplaire de la femme de mauvaise vie transmuée en incarnation de la repentance. Entre Ève, celle par qui arriva le scandale [du péché], et la Vierge Marie, aussi parfaite que hors d’atteinte, la Magdaléenne représentait de manière particulièrement efficace l’humanité rachetée. Cette figure a fait florès auprès des artistes et des facteurs de légendes 3.
La « vraie » Marie-Madeleine ne se rencontre pas dans l’imaginaire chrétien collectif, mais dans les évangiles. C’est là qu’il faut la rejoindre, c’est là qu’elle peut « parler » pour aujourd’hui. À vrai dire, son biographe aurait bien peu de données à se mettre sous la plume.
Selon Luc, la Marie originaire de Magdala, délivrée de sept démons par Jésus, fait partie de ceux et celles qui le suivent de villes en villages (Lc 8,1-2). Avec d’autres femmes, elle accompagne Jésus depuis la Galilée et est présente lors de sa mort et de son ensevelissement (Mt 27, 61). Les quatre évangiles la décrivent comme l’une des premières témoins de la résurrection. Le récit de Jean fait un gros plan sur son expérience en la montrant seule au tombeau.
Consentir à la perte (Jn 20,1-2.11-18)
Marie se rend au tombeau au petit matin 4. Curieusement, la seule vue de la pierre enlevée suffit à lui faire conclure à l’enlèvement du Seigneur, ce qu’elle s’empresse d’aller dire à Simon-Pierre et au disciple que Jésus aimait. Elle n’a pourtant pas encore regardé dans le tombeau. La Magdaléenne disparaît complètement du texte pendant la visite éclair des deux disciples, pour réapparaître en solo au v. 11. Son corps exprime son ébranlement par des pleurs sur lesquels le texte insiste. Elle pleure une perte dont pas même la vue de deux anges en blanc assis dans le tombeau ne sait la distraire. Mais eux ont bien noté ses pleurs et l’interrogent sur leur cause. Marie peut dire la perte : « ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l’ont déposé » (v. 13). Curieuse confession : son Seigneur est un cadavre, un objet que peuvent déplacer à leur guise des acteurs anonymes. Il ne lui reste qu’un déficit de savoir.
La présence de Jésus la fait se retourner vers l’arrière (v. 14). La voix du texte signale au lecteur un autre trou de savoir : « elle ne savait pas que c’était Jésus » (v. 14). Jésus répète la question des anges, mais ajoute « qui cherches-tu ?» (v. 15). Question cruciale. De quelle quête s’agit-il pour elle? Le texte de Jean ne fournit pas de raison à la venue de Marie au tombeau 5 . Que peut-elle en dire? Rien pour l’instant : elle esquive la question, mais dévoile néanmoins ses intentions : reprendre le corps perdu. Si d’autres l’ont déplacé, ils ont usurpé un pouvoir qu’elle revendique maintenant pour elle-même. Il lui faut entendre son propre nom pour que tout chavire : « Mariam! » (v. 16). Le retournement de son corps 6 traduit un retournement plus profond : elle avait tout mal interprété, la quête était sans issue, mais l’impasse ouvrait une brèche inattendue! Elle appelle Jésus « Rabbouni » : enseignant. Qu’est-il donc en train de lui enseigner? Jésus suspend par une parole son geste de le saisir. Il n’appartient pas à ce monde, nul n’a aucune emprise sur lui, il est insaisissable. Mais la parole de Jésus dit aussi la fraternité et la filiation commune : « fais route vers mes frères », « mon Père et votre Père » (v. 17). Du coup, Marie est faite apôtre 7 pour annoncer l’impensable. « J’ai vu le Seigneur », dit-elle. Ses mots manifestent le basculement radical qui l’a éjectée du monde des objets que l’on manipule pour la faire entrer dans un espace relationnel où le Seigneur tant aimé est présent autrement. Ce « voir » n’est plus le regard qui informe, observe ou s’approprie ; il signifie la foi établie dans la durée et le déplacement de celle qui a vu et voit pour toujours 8 .
Et nous?
Que peut donc nous apprendre le parcours de Marie-Madeleine? Le texte offert à nos yeux de lecteurs et de lectrices nous enseigne probablement cela même que l’Enseignant du récit a pu montrer à Marie-Madeleine. Il y a des enfermements dans le non-savoir qui n’ont rien de tragique s’ils poussent à chercher. Il suffit peut-être de consentir à certaines pertes pour que celles-ci deviennent fécondes. Marie s’est vu successivement arracher son idée d’un Seigneur-cadavre, son pouvoir sur cet objet, le lieu de sa quête (un tombeau?) et jusqu’à sa manière de vivre la relation au Seigneur. De notre côté, qui cherchons-nous?
Anne-Marie Chapleau, mai 2014.
NOTES
*– Allusion au titre de la thèse de doctorat d’Olivier Robin, sdb : Le paradigme sémiotique appliqué à l’accompagnement spirituel selon François de Sales : Énonciation et figures de la perte féconde (thèse de doctorat en théologie de la Faculté de Théologie de Lyon & de la Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses – Université Laval – Québec soutenue à Lyon le 14 décembre 2011).
2- Magdala. Petit village de Galilée. « Madeleine » est une déformation de « magdaléenne », venant de Magdala.
3- Plus tôt dans le christianisme, Marie-Madeleine avait déjà attiré l’attention des auteurs de textes apocryphes, par exemple l’Évangile selon Philippe du codex II de Nag Hammadi (Égypte) que l’écrivain Dan Brown ne s’est pas gêné pour interpréter à sa façon dans le Da Vinci Code. [voir http://www.scom.ulaval.ca/Au.fil.des.evenements/2006/04.27/evangile.html].
4- « la ténèbre encore étant », précise le texte (Jn 20,1).
5- Contrairement aux évangiles synoptiques qui parlent des aromates pour l’embaumement.
6- Encore une curiosité du texte! Pourquoi aurait-elle besoin de se tourner puisqu’elle s’était déjà tournée vers Jésus (v. 14)?
7- Ce mot veut dire « envoyé ».
8- Trois verbes grecs sont employés dans ce texte pour décrire la vision : blepô pour le constat de la pierre enlevée, theôreô (contempler) pour la découverte des anges et de Jésus, et ici, horaô au parfait, un temps qui exprime la permanence des effets d’une action survenue dans le passé. On pourrait traduire « j’ai vu et je continue à voir… ».
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Anne-Marie, je viens de lire ton texte sur Marie-Madeleine.
Un baume pour le cœur.
Enfin, bien dite, la différenciation de Marie-Madeleine avec d’autres femmes.
Enfin la reconnaissance de l’Apôtre
Enfin la beauté de lien entre Jésus et Marie de Magdala.
J’ai savouré cet écrit.
Merci
Jocelyne
Merci pour ces partages…. encore et encore… nous en avons besoin… belle formation à distance.
J’ai lu, j’ai aimé et j’ai conservé ce texte éclairant.
Bravo Anne-Marie,
Je viens de lire ton texte aujourd’hui, alors que je reviens du cimetière de Ste-Hedwidge pour une célébration pour les personnes décédées, dont mon frère Lawrence. Ta réflexion me pousse encore bien plus loin que devant le monument funéraire. Entendre mon propre nom comme Marie, son propre nom à lui aussi venant de Jésus Vivant, n’est-ce pas ce qui se passe à chaque fois que j’en prends conscience?
Je partage ton texte avec plusieurs personnes. Merci Anne-Marie!