À la maison, j’ai un petit autel sur lequel je dépose des objets symboliques que je déplace, que je remplace, des objets qui inspirent ma vie spirituelle et de prière, moi qui me dis féministe, chrétienne et interspirituelle. Il s’y trouve des images, celles de saintes et celle que j’aime bien du coeur ouvert d’un Jésus rayonnant, forme tangible de l’amour-agapè.
Mon garçon, même devenu jeune adulte, continue de collectionner et d’échanger des cartes de joueurs de hockey. Moi sa mère, je ne suis pas en reste. J’amasse des cartes spirituelles pour les déposer éventuellement sur l’autel, mais je ne fais pas d’échanges. J’en transporte parfois une dans mon porte-monnaie comme c’est le cas ces jours-ci, quand je désire éprouver dans le quotidien l’énergie spirituelle qui s’en dégage.
Une dévotion personnelle à Marie
Autour de cette pratique personnelle, j’en suis venue à accumuler quelques images devenues chères de Marie, la mère de Jésus, Marie pleine de grâce. Il m’arrive rarement de demander des faveurs à Marie pour la raison que je ne fais pas souvent des prières de demande. Quand cela se produit, je m’adresse alors à Notre-Dame-du-Cap, une figure mariale québécoise. Chacun de mes pèlerinages à la Basilique du Cap-de-la-Madeleine a eu de l’importance. On peut y écrire une demande sur un papier et la déposer dans une boîte prévue à cet effet.
Présentement, l’image de Marie qui se trouve sur mes tables, autant à la maison qu’au bureau, est celle de Notre-Dame de la Guadeloupe, la Vierge nationale du Mexique. C’est la carte de Marie qui a passé le plus de temps dans mon sac à main ces dernières années, sûrement parce que j’ai dirigé la recherche d’une étudiante dont la thèse portait sur cette Marie avec qui des millions de Mexicaines et de Mexicains ont une relation quotidienne vivante et d’amour profond.
Comment une féministe (radicale) peut-elle vouer une dévotion à la Vierge Marie ? La question se pose. II faut dire que je m’engage très librement dans cette relation spirituelle sans égard à la dogmatique théologique catholique, surtout que je suis théologienne universitaire. Je réécris ainsi dans une perspective féministe les énoncés sur Marie pour répondre au souffle de vie du moment, à la manière dont L’autre Parole réécrit le texte biblique. Le rapport intime que j’établis avec Marie change dans le temps, selon mon humeur, selon mon état intérieur, selon les discussions du moment. Ma dévotion prend ainsi la forme d’un ensemble composite. Une telle fluidité dans une diversité de rapports est devenue, pour moi, une condition d’exercice de ma relation spirituelle à Marie.
Le rejet de Marie
Comment ça se passe ? Et bien, certains jours, la colère domine et bouillonne dans mon coeur devant la manière dont le christianisme a, par l’intermédiaire de la figure de Marie, historiquement légitimé (sacralisé) un phallocentrisme sociosymbolique de subordination des femmes aux hommes. Il m’importe de préserver cette colère féministe au sens d’une rage qui se mue en courage d’action pour créer des relations justes entre les femmes et les hommes. L’indignation féministe devant le traitement réservé à Marie et ses effets néfastes sur les vies des femmes peut donner lieu à de multiples analyses selon la perspective où l’on se situe.
Le problème de la position que l’on a fait occuper à Marie dans le christianisme est que le divin féminin n’a jamais pu se déployer en tant que force propre, comme dans les figures des déesses ou de la Déesse Mère. Le problème est que Marie n’est pas divine au même titre que le Dieu masculin monothéiste. Dans le christianisme, la figure féminine la plus proche du divin a pris la forme de la mère humaine du fils du Dieu qui, lui, demeure complet en lui-même. Les femmes s’en trouvent rabaissées par une sacralisation de l’attribution aux femmes du rôle de mère au service de leurs fils, une politique terrible et injuste des rapports entre les humains. On me dira que cette lecture justifie de quitter le christianisme, une religion qui n’est pas une bonne nouvelle (une bonne nouv’aile) pour les femmes. J’adopte plutôt la position que la Pentecôte, que le don de l’Esprit aux disciples de Jésus à chaque génération nouvelle, ouvre à de possibles constructions de la Dieue chrétienne dans une perspective féministe.
Tout cela pour dire que les jours où je ressens cette colère, sentiment mêlé de plusieurs autres, indignation, tristesse, désolation, déception…, je me trouve incapable d’établir une relation intérieure à Marie. Elle attendra un autre jour. Je la rejette. Et j’ai besoin de vivre ces moments de rejet. Ils me rappellent que cela ne va vraiment pas pour les femmes à l’intérieur de cette tradition qui m’a éduquée à Marie. Je désire ajouter que cette répudiation temporaire découle d’une expérience très personnelle qui vient de mon enfance, car ma mère a rejeté radicalement la figure de Marie, ce qui m’affecte jusqu’à aujourd’hui. Je me souviens qu’enfant, à l’église, assise à côté de ma mère, celle-ci m’interdisait de réciter le Je vous salue Marie avec le reste de l’assemblée. Elle et moi, seulement nous deux, elle et sa fille, nous nous taisions, en signe de protestation contre le modèle sexiste de Marie. J’en étais fière. Nous nous tenions bien droites toutes les deux, assurées dans notre position, un élément marquant de mon éducation féministe. Aujourd’hui, j’ai besoin de ces journées anti-figure sexiste de Marie. Je me trouve dans la position paradoxale où le rejet de la Mère spirituelle, Marie, me place dans le moelleux sentiment enveloppant du souvenir de l’amour maternel de ma mère physique dont le nom de baptême était d’ailleurs Manette. L’éducation féministe qu’elle m’a donnée m’a préparée à une vie spirituelle en liberté, celle d’une chrétienne initiée à la Pentecôte.
Divine Marie pour des femmes divines
D’autres jours, mon coeur habite tout naturellement les images traditionnelles de Marie, la magnifique Reine du ciel, Mère divine, pleine de compassion, qui agit pour que justice soit faite aux plus mal prises. Comme au Québec la dévotion populaire à Marie a disparu (ou décliné presque complètement), dans ces moments, je me relie intérieurement parfois aux pratiques spirituelles de féministes catholiques latino-américaines sachant que la Marie divine accompagne la vie quotidienne de ces femmes.
On sait qu’en réponse à certaines dévotions populaires, le Saint-Siège continue d’édicter une théologie mariale qui énonce que Marie n’est pas elle-même divine, qu’elle doit être comprise seulement comme une médiation vers le Christ, qu’elle est importante, certes, mais dans le sens où elle est la mère du Christ et le modèle des caractéristiques féminines. Et, comme on le sait, ces discours sont entendus par ceux qui veulent bien les entendre. En tout cas, des féministes latino-américaines ne les entendent pas. Pour elles, Marie est divine et elle habite dans le coeur des femmes pour les rendre divines. Ce n’est plus seulement Marie qui est pleine de grâce, mais chaque femme habitée d’elle.
C’est ainsi que les jours où j’établis une relation intérieure positive avec la Marie Reine du Ciel, elle devient pour moi la figure féminine de la Dieue, mystère insondable, source de la vie, immanente et transcendante, énergie vivante qui traverse les corps et les êtres. Elle est silence, douceur, amour et joie que l’on reçoit dans la grâce, que l’on ne peut contrôler ou produire à gré, mais seulement accueillir. Marie : mère divine et divin au féminin. Marie : source du souffle spirituel des femmes. Vous comprenez maintenant pourquoi les jours où l’appel spirituel surgit en moi de garder l’union intérieure à la Dieue, il m’arrive d’insérer une carte de Notre Dame de la Guadeloupe dans mon sac.
Il y a les journées de rejet et il y a les journées d’union mystique. J’ai besoin des deux. Et, dans le deuxième cas, Marie prend la forme de la Dieue elle-même.
Marie, l’amie
Parfois, influencée par les discours théologiques, je rencontre la Marie disciple de Jésus et amie dans la foi. Celle-là correspond à la figure oecuménique des dernières décennies sur laquelle les théologiennes et les théologiens universitaires, catholiques et protestants, se sont entendus. Elle inspire une vie croyante. Dans la perspective féministe, cette foi appelle à la liberté dans l’Esprit pour le souffle de chaque femme.
Marie et la sexualité
La figure catholique de Marie comporte une contradiction, elle est vierge et mère en même temps, les deux, de sorte que le modèle à imiter est inatteignable pour les femmes, de sorte que celles-ci demeureront toujours en dessous de l’idéal qu’on leur a forgé. Voilà une autre dimension de la figure de Marie qu’il faut détourner et construire autrement. Les possibilités sont ouvertes : il revient à chacune d’imaginer ce qui la rend libre.
En ce qui concerne le lien intérieur à la Marie vierge, je me rattache à une réécriture de l’histoire de la vie de Marie que nous avons faite à L’autre Parole. Délaissant l’approche historico-critique pour inventer librement un récit qui a du sens pour nous aujourd’hui, nous avions imaginé une femme libre sexuellement qui a joui des caresses sexuelles échangées, avec pour résultat une grossesse avant mariage et les problèmes que cela a pu entraîner. L’absence de sexualité de Marie ne faisait pas vrai pour nous (Bonnes Nouv’ ailes, Célébration de Noël, in L’autre Parole, no 60, hiver 1994, pp. 31-38).
Sous un autre angle, j’aime bien reprendre l’idée de la virginité en tant que relation à soi intime comme femme en train de devenir sujet. II s’agit d’une virginité à construire par rapport au phallocentrisme ambiant. Elle favorise le surgissement d’une jouissance féminine pour des femmes libres sexuellement et spirituellement. Quand je contemple des images traditionnelles de Marie vierge et pleine de grâce, il m’arrive ainsi d’être ramenée à ce qui menace peut-être le plus le phallocentrisme : la jouissance féminine.
Pour finir en douceur
Nous venons d’une histoire chrétienne de domination des femmes, légitimée par la figure symbolique de Marie. Cela explique qu’une dévotion à Marie soit devenue une affaire complexe, qui comporte divers aspects qui s’entrechoquent entre eux. C’est dans ce contexte culturel, qu’avec les années, ma dévotion féministe à Marie soit devenue essentielle à ma vie spirituelle, dans ses différents versants, qu’il s’agisse du rejet ou de l’union intérieure. Cette dévotion est vivante et ouverte. Elle se renouvelle. Elle accompagne ma ligne de vie. Elle comporte de multiples dimensions qu’une vie ne suffira pas à explorer. Ces temps-ci, l’union intérieure à Marie, Mère divine, provoque en moi une vibration de douceur infinie que j’accueille comme une grâce. Quand de telles choses m’arrivent, je ne cherche pas à interpréter théologiquement tout de suite ce qui se passe. Je préfère me laisser baigner dans l’énergie divine qui passe, dans cette énergie en processus d’incarnation, que j’analyserai plus tard. Mais je sais déjà que cette douceur ineffable intervient dans un rapport à soi intérieur, lieu de l’émergence d’un souffle propre comme femme qui a à naître et à renaître malgré les phallocentrismes qui viennent de partout et qui continuent de déterminer jusqu’à l’être profond.
Ce texte a été publié dans la revue L’autre Parole no 125, printemps 2010 et est reproduit avec les permissions requises.
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