Des mots et des hommes, le partenariat piégé à sa source

Micheline LaguePour éclairer les enjeux du débat, il m’a été demandé de définir le partenariat entre femmes et hommes, et de présenter les pièges que cela comporte. Si d’aventure définir s’avère une tâche difficile, cette tâche devient plus ardue encore lorsque le recours à des mots ambigus est inévitable.

En effet, les termes dignité, égalité, parité, différence sont des mots-clés pour décrire le partenariat homme-femme, tous, pourtant, renferment des pièges. Aussi, l’objectif visé dans cette communication est-il d’identifier les embûches cachées derrière ces expressions, afin de porter à son vrai niveau de signification le concept de partenariat homme-femme. D’entrée de jeu, la réflexion sur le fondement du partenariat homme-femme ouvre sur cette voie. Elle est le passage obligé si l’on veut battre en brèche les préjugés entretenus par une conception anthropologique des rôles, fondée sur la spécificité de chacun des sexes.

Partenariat : un thème à la mode, une réalité humaine fondatrice

Le mot « partenariat » (partnership en anglais) n’apparaît dans les dictionnaires de langue française que depuis 1984. Par contre, le terme « partenaire » plonge ses racines dans le bas-latin et le vieux français. Bien que l’expression « partenaire » vienne de l’anglais partner 1 , elle est, comme un certain nombre de mots empruntés à cette langue, une expression ayant d’abord appartenu à l’ancien français sous la forme de « parçonnier 2  » (de parçon, « partage », « butin », « part »; en latin partitionem) qui signifiait « copartageant », « cohéritier 3  ». Passé en anglais, le mot était devenu parcener, puis sous l’influence de part avait pris la forme de partener avant de s’écrire partner, celui qui participe à, qui est associé ». En français contemporain, le terme « partenaire » est employé surtout dans le domaine sportif pour désigner « celui ou celle qui est du même côté ». Aussi est-ce le résultat d’une évolution récente du contenu sémantique que le mot en soit venu à désigner « l’autre dans le couple 4 . Actuellement, le terme s’emploie aussi pour parler de la femme ou de l’homme comme « l’autre à part égale » dans le couple humain, sans nécessairement désigner un couple particulier d’individus.

Ce bref excursus étymologique pour éclairer le sens du mot partenaire conduit tout de go à poser la question : qu’entend-on par partenariat? Le Nouveau Petit Robert le définit en ces termes : « association d’entreprises, d’institutions en vue de mener 5  ». Si la poursuite d’une action commune explique en partie le succès actuel que remporte la mise en œuvre de diverses formes de partenariat (social, économique, financier), la raison profonde de sa réussite résiderait plutôt dans son intention : refuser – ou renoncer à – des relations d’exploitation ou de domination. Il y a là l’expression d’une sensibilité nouvelle qui traduit « une prise de conscience de plus en plus large que nous appartenons tous à des systèmes d’interdépendance, qui nous lient et qui créent des alliances entre personnes, entre pays, entre cultures ou religions, et même avec la nature (d’où le développement de l’écologie) […] 6  ».

Or la réalité de l’interdépendance ne se manifeste-t-elle pas d’abord dans la relation primordiale existant entre homme et femme ? La condition existentielle de l’humanité n’est-elle pas tout entière rattachée au fait que « l’un ne va pas sans l’autre 7  » ? À l’évidence, ces questions appellent des réponses affirmatives qui prennent appui sur la donnée fondamentale et originelle suivante : femme et homme sont faits partenaires.

Sur cet horizon de pensée anthropologique, le texte de Genèse 2, 18-24 prend un relief particulier et très significatif. En dépit d’une structure fortement patriarcale, le récit dévoile un point de vue peu commun pour son époque en dépeignant la création de la femme comme « un vis-à-vis de l’homme ». La femme (isha), est-il écrit, surgit de l’Adam (adamah 8 ) pour être devant l’homme (ish) comme « son partenaire » (2, 19 9 ), « c’est-à-dire regard à regard, conscience à conscience, à même hauteur d’humanité 10  ». Aucune hiérarchie n’est exprimée là. Au contraire, le fait originel de la différenciation des sexes suscite « l’altérité relationnelle, source de reconnaissance mutuelle d’une commune et égale dignité 11  ».

La donnée créationnelle constitue, par conséquent, le fondement naturel du partenariat homme-femme, lequel, on l’aura compris, ne se limite pas à la relation de couple. Il en ressort que le partenariat pensé avec la double modalité des existences sexuées se singularise par rapport aux autres partenariats. En effet, l’existence du partenariat homme-femme ne résulte pas d’une entente convenue entre les parties, comme cela se présente pour les partenariats commerciaux, financiers, politiques. Son existence est de l’ordre du factuel originel, et non pas de l’ordre contractuel à l’exemple des autres partenariats.

Pourtant, n’est-ce pas sous « une forme contractuelle » qu’Alice Gombault entrevoit un futur pour le partenariat entre homme et femme ? Il y a là, écrit-elle, « un modèle à inventer et à élaborer ensemble, en mixité 12  ». Un nouveau modèle, puisque des relations dissymétriques ont marqué l’histoire commune des hommes et des femmes. En effet, l’une des parties ayant dicté à l’autre comment elle devait agir et être a transgressé la loi première du partenariat, celle de la mutualité, de la réciprocité. Aussi, concevoir le partenariat homme-femme sous le mode contractuel apparaît comme une concession à ce qui devrait être l’expression d’un processus naturel d’un vivre-ensemble. Autrement dit, il y a quelque chose d’anormal dans le fait de penser les rapports entre les hommes et les femmes en termes de moyen stratégique. Comme si la dignité humaine n’établissait pas d’emblée dans une relation symétrique d’égalité femmes et hommes.

Or, c’est précisément les concepts de dignité et d’égalité qui font éclater dans toutes les directions les discours sur la différence des sexes et leur parité. Clarifier chacun de ces concepts s’impose comme une condition sine qua non pour être en mesure de définir adéquatement le partenariat homme-femme. Commençons par le concept fondamental de dignité humaine sur lequel repose une vision anthropologique des rapports égaux entre les personnes en général, et entre les femmes et les hommes en particulier.

Clarification des concepts

Dignité et piège de la dignification

La notion de dignité va de pair avec celles de « respect » et de « droit ». Elle évoque d’abord le « respect que mérite (une catégorie d’êtres, de personnes 13 ) ». Un respect inhérent à la personne lorsqu’il s’agit de la dignité humaine. Cela signifie que le respect mérité ne provient pas d’une quelconque qualité du tempérament de la personne, ou d’un titre, ou encore d’une charge qu’elle peut avoir, mais lui appartient en propre en tant qu’être raisonnable. Sa dignité est dès lors inaliénable. En clair, cela signifie que la dignité humaine est « le principe selon lequel un être humain ne doit jamais être traité comme un moyen, mais comme une fin en soi 14  ».

En se refusant à être traité comme objet, l’être humain obéit à sa structure essentielle qui le fait s’éprouver comme sujet. Aussi, revendiquer « le droit, vis-à-vis des autres et de lui-même, à l’attention, à la conservation et à la réalisation de son être 15  » apparaît-il comme une réalité directement liée au respect de la dignité humaine.

En somme, la réalité dynamique que comporte la reconnaissance de l’être humain comme sujet montre comment la dignité de la personne est inhérente à la vocation humaine fondamentale, celle d’un être appelé à la liberté. Il s’agit là d’un caractère absolu de la dignité, laquelle acquiert « une qualité essentielle plus haute encore du fait que l’homme [l’être humain] est appelé le partenaire immédiat de Dieu, de l’Absolu et de l’Infini tout court 16  ».

Or, ce double aspect du respect et du droit rattaché au concept de dignité peut entraîner une prétention et une réduction à son sujet, et tomber dans le piège de la dignification. Qu’est-ce à dire? Simplement ceci.

Les personnes deviennent captives du piège de la dignification lorsqu’elles croient être en mesure de procurer de la dignité à un être humain. Une prétention qui se traduit d’abord par l’emploi du verbe dignifier signifiant « donner de la dignité ». Un exemple récent permet de mieux comprendre le sens de ce piège. Le texte provisoire du Programme d’Action de l’ONU pour la Conférence mondiale des femmes à Beijing soutenait qu’« il faut donner aux fillettes la dignité humaine dès maintenant, si l’on veut que les femmes de demain soient, dans les conditions d’égalité, des partenaires des hommes 17  ». Si l’intention est juste et honorable, l’action qu’elle suppose renvoie toutefois à une impossibilité. Car la dignité humaine est intrinsèque à la personne et donc ne dépend d’aucun vouloir humain. Si, malheureusement, la dignité humaine peut être bafouée, elle ne peut cependant ni être enlevée ni donnée. Pour toutes sortes de raisons, le sentiment de perte de dignité se rattache au non-respect de la personne. Aussi blessée que puisse être la personne, sa dignité ne saurait lui être enlevée puisque cette dernière est constitutive d’elle-même en tant qu’être humain. C’est donc de reconnaissance qu’il faut parler et non d’acte de donation de la dignité. Le texte corrigé de l’ONU rend compte de cette perspective en affirmant que « c’est dès cet âge qu’il faut reconnaître la dignité ». Une modification heureuse qui permet ainsi d’éviter le piège de la dignification.

Le piège de la dignification se cache aussi derrière l’expression « dignité spécifique ». L’expression, abondamment employée dans le langage officiel de l’Église sert à désigner la vocation de la femme à la maternité, entendue soit dans sa dimension biologique, soit dans sa dimension spirituelle 18 . L’insistance presque à outrance sur le devenir mère devient un piège de la dignification quand « l’honneur dû à la mère » est présenté comme « le culte de la maternité », suivant les affirmations mêmes de Jean-Paul II 19 .

La dignité de l’être-femme ne saurait être réduite à sa capacité d’engendrer la vie, si belle et importante que soit cette capacité. Aussi la dignification de la maternité devient-elle un piège, puisqu’en glorifiant la femme au nom d’une dignité spécifique, elle conduit à légitimer des pratiques socioculturelles et religieuses contrastant de façon singulière avec des affirmations solennelles au sujet du respect intégral de la dignité humaine. La dignité de la femme lui vient de sa réalité d’être humain et n’a donc pas à être associée particulièrement à une fonction biologique. La dignification de la femme représente un piège profond. Elle mine à sa source le partenariat et atteint par le fait même la réalité de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Égalité et piège de la copie conforme

De toute évidence, le terme « égalité » n’évoque pas la même chose pour tout le monde. Les passions que soulèvent les discussions sur l’égalité des êtres humains, notamment sur l’égalité entre les hommes et les femmes, n’en sont-elles pas une preuve irréfutable ? Le mot serait ambigu. Il reçoit alors des interprétations différentes suivant l’emploi qui en est fait. Pour sortir de l’impasse dans laquelle plongerait ce mot, des tentatives de remplacement voient le jour présentement. Le recours aux notions d’« équité » et de « parité » est proposé tant pour la formulation des textes législatifs que pour des conventions de travail et des lois sociales et religieuses. N’y a-t-il pas là anguille sous roche ? Au nom de quelle réalité faudrait-il opter en faveur de l’un ou l’autre de ces termes ? Et faut-il vraiment opter ? Ces questions apparaissent d’autant plus pertinentes qu’elles touchent à l’un des concepts majeurs du partenariat.

L’idée de rapport existant entre deux réalités de même grandeur, de même valeur, se retrouve au cœur de la notion d’égalité. Cette dernière signifie, lorsqu’elle concerne les personnes,

le principe suivant selon lequel tous les membres d’une société sont soumis sans distinction à la loi, jouissant des mêmes droits et ayant les mêmes obligations 20 .

La réalité de l’égalité appelle le respect vis-à-vis de ce qui appartient de droit à la condition existentielle des personnes. À l’instar de ce qui a été dit au sujet de la dignité humaine, l’égalité des êtres humains ne relève pas d’un pouvoir possédé par quelques-uns qui gratifient les autres du droit à l’égalité. Ce dont il s’agit, c’est de reconnaissance de ce qui est, et non de donation d’un droit. La reconnaissance s’identifie ici au mouvement qui noue une relation de vérité entre les êtres humains, mouvement de réciprocité où se trouve assuré le respect mutuel de l’autonomie et de la liberté de chacun 21 .

Suivant cette perspective, l’égalité appellerait naturellement l’« équité ». Cette notion désigne le « sentiment sûr et spontané du juste et de l’injuste; en tant qu’il se manifeste dans l’appréciation d’un cas concret et particulier 22  ». Toutefois, la notion d’équité n’est pas synonyme d’égalité. Cela est si vrai que cette notion peut s’accommoder de « justes égalités » au nom de coutumes et de lois, sans toutefois, semble-t-il, mettre en cause « l’égalité des femmes dans leur dignité ». Les États islamiques et l’État du Vatican à la Conférence de Beijing de 1995 soutenaient avec vigueur ce point de vue. Rien d’étonnant alors qu’ils aient privilégié dans les discussions le terme équité, plutôt que celui d’égalité ! Heureusement que les femmes veillaient au grain; le terme égalité a été conservé dans la majeure partie des textes issus de cette Conférence.

Pour ne pas en rester à l’idée de principe, l’égalité doit se vérifier dans les faits. Les synonymes identité, équivalence, parité éclairent à cet égard la portée du concept d’égalité. Une triade qui fait les beaux comme les mauvais jours des discussions sur la différence des sexes.

Identité

L’expression familière « mon semblable » renvoie à cette expérience universelle de « soi-même comme un autre », expérience ressentie d’une identité commune à toutes les personnes en vertu de leur appartenance à « l’essence humaine », à supposer, bien entendu, que l’on s’accorde sur l’idée à laquelle renvoie cette appellation. Il s’ensuit que femmes et hommes sont identiques et égaux, là où ils sont semblables, à l’image de l’animal rationnel comme l’enseigne la philosophie, à l’image de Dieu comme l’affirme la Bible. À bon droit, l’on peut parler d’« égalité identique » pour bien faire ressortir les similitudes entre les deux sexes. Cette vérité fondamentale implique tout aussi bien le fait incontournable que « nul ne possède à lui seul la totalité de l’essence humaine. Celle-ci est toujours vécue soit au masculin, soit au féminin 23 . »

Cette précision à elle seule devrait suffire à écarter tout doute relatif à l’emploi du terme « identité » dans le contexte des discussions sur l’égalité des hommes et des femmes. Mais non, le débat sur l’égalité des sexes reprend de plus belle actuellement. On brandit les réalités d’« identité masculine » et d’« identité féminine » comme une arme pour bien montrer l’impossible égalité entre les hommes et les femmes. Car, soutient un auteur, « du point de vue psychologique, l’égalité des sexes n’existe pas puisque nous sommes différents 24  », « nous ne sommes pas tous pareils 25  ». En plus de semer le doute dans les esprits, ce glissement de sens trouve du même coup à apparenter « identité » à « uniformité », et à faire basculer ainsi la notion d’« égalité » dans le piège de la copie conforme. Ce piège se rencontre, au moins, en deux situations.

La première est celle qui confond, nous venons de le dire, égalité avec « uniformité ». On peut reconnaître là une forme d’« égalitarisme » qui, au nom d’un principe universel, réclame un traitement identique pour les êtres humains, sans égard pour leur condition particulière. Or reconnaître l’égalité d’identité aux êtres humains, « ce n’est pas nier leur diversité, les uniformiser, les ramener tous au même modèle : le faire serait les considérer comme interchangeables 26  ».

Ce serait là contredire la proclamation de la valeur irremplaçable de chaque personne, valeur inhérente à l’égale dignité humaine; ce serait tomber dès lors dans le piège de la copie conforme.

Une variante de ce piège s’exprime lorsqu’on insinue que l’égalité des sexes incite à traiter les femmes comme des hommes. Une telle insinuation conduit inévitablement à l’impasse en plus d’exprimer une présomption. En effet, si la différence entre les êtres humains doit être honorée, a fortiori la différence des sexes doit-elle l’être. Celle-ci possède quelque chose de fondamental auquel nul/nulle n’échappe et qui recoupe les autres types de différences, tels que l’âge, la race, la classe sociale, la culture, la religion, etc. 27  »

Est-ce cette incapacité de penser l’égalité dans la différence qui fait croire qu’une femme en remplissant une tâche traditionnellement réservée aux hommes se masculiniserait ? Insister, comme on le fait si souvent, sur le spécifique des manières d’agir des hommes et des femmes induit la pensée suivante : ce que l’on fait dépend de l’identité sexuée. Ainsi, il y aurait une manière masculine de conduire un autobus, de gérer une entreprise. Il importe de rappeler que «  ce que l’on appelle sensibilité masculine ou sensibilité féminine ne peut jamais être généralisé sans tomber dans le stéréotype qui disqualifie la façon d’être et d’agir d’un homme ou d’une femme 28  ».

On le voit, la confusion entre l’identité sexuée et la tâche à accomplir mène tout droit au piège de la copie conforme. Chacun des partenaires humains cherche à modeler sur l’autre pour réaliser un travail qualifié de « féminin » ou de « masculin » selon des normes socioculturelles. Suivant cette vue des choses, l’accès des femmes à des professions et à des postes dits « masculin » représente un danger pour elles, celui de perdre leur « identité féminine ». Une mise en garde qui ne date pas d’aujourd’hui, d’ailleurs : « Les femmes n’étaient-elles pas menacées au XVIIIe siècle de perdre leurs cheveux si elles s’adonnaient à l’étude et faisaient fonctionner leur intelligence 29 ? »

Ce niveau de réflexion a-t-il vraiment été dépassé de nos jours ? Question oiseuse ? On aimerait pouvoir le dire, mais les résistances manifestées face à la reconnaissance intégrale de l’égalité des sexes montrent jusqu’à quel point demeure actuelle cette interrogation. Disons-le tout net, des capacités humaines ne sauraient être monopolisées par des hommes ou par des femmes. Dit en d’autres termes : femmes et hommes sont appelés à déployer des capacités intellectuelles et manuelles en accomplissant des actions similaires et en assumant des tâches communes. Toutes et tous le font cependant selon leur personnalité singulière. Nul besoin de copier l’autre pour réaliser cela.

Cette manière de voir découle de l’équivalence des sexes, catégorie qu’il faut maintenant introduire dans la discussion, car elle permet, non seulement d’éviter le piège de la copie conforme, mais de clarifier les liens existant entre les mots identité, égalité et différence.

Équivalence

Il est intéressant de constater que les mots « égalité » et « identité » sont des synonymes du terme « équivalence 30  ». Celui-ci est défini comme « qualité de ce qui est équivalent, d’égalité de valeur 31  ». « Est équivalent » ce qui est comparable à quelque chose. On le voit, l’élément distinctif ressort avec netteté dans ces définitions. Aussi peut-on dire que l’idée de différence émerge avec plus de force avec le terme équivalence qu’avec ceux d’identité et d’égalité, bien qu’elle y soit implicite, il va sans dire.

Par sa capacité à recouper chacun des termes de la triade, identité, différence et égalité, le terme équivalence est approprié pour exprimer la réalité homme-femme; on peut alors parler de l’équivalence des sexes. Celle-ci indique la valeur identique des sexes, dans leur différence, la valeur identique de l’homme et de la femme en tant que personnes humaines et, conséquemment, signifie leur égalité.

Toutefois, cet entrecroisement du vocabulaire se complique de nouveau puisque la notion de différence peut devenir à son tour source d’ambiguïté. En effet, le mot inégalité n’est-il pas le synonyme de différence? Comment alors le contraire d’égalité pourrait-il servir à bien définir le partenariat homme-femme? Question piège s’il en est une! Aussi doit-elle être abordée sans détour.

Parité et piège de la discrimination

D’emblée, acceptons de dire que des inégalités existent. Cette donnée est difficilement contestable. Nous le savons, tous les êtres humains ne viennent pas en ce monde avec le même potentiel ni avec les mêmes capacités. Cela se vérifie au sein d’une même famille, les quotients intellectuels et les habilités manuelles et artistiques de ses membres varient de l’un à l’autre. Les inégalités dont il est ici question renvoient aux modalités diversifiées d’être-au-monde. Faire référence aux disparités individuelles ne met nullement en cause la dignité et l’égalité des êtres humains. Sinon, il faudrait conclure à l’existence d’« une hiérarchie naturelle » comme le professent, au nom du « droit à la différence », certains groupes de droite 32 . Ces derniers sont alors aux prises avec le piège de la hiérarchisation des êtres humains qui est, en fait, une variante du piège de la discrimination. Un piège dangereux et mortel pour l’existence du respect intégral de la dignité humaine.

Or quand les femmes revendiquent à leur tour le « droit à la différence », elles sont – et bien des hommes avec elles – à mille lieues d’une vision infériorisante des personnes. Au contraire. Elles parlent de « parité » constitutive des êtres humains qui d’emblée exclut toute discrimination, nommément celle fondée sur le sexe. Appliquée à la relation homme-femme, la notion de « parité » exprime à la fois les réalités de l’identité de l’essence humaine et de la différence des sexes. De plus, cette notion représente un concept-clé pour démasquer le piège de la discrimination sexuelle.

En son sens littéral, « parité » se rapporte à « deux choses qui présentent une parfaite similitude ». Cet aspect de la signification du mot rejoint les propos tenus sur la dimension du « pareil » contenue dans l’expression « identité ». Outre l’idée de similitude, le terme parité évoque, en même temps, celle de dissimilitude. Le terme renvoie alors « à la notion de paire. Une paire est, de fait, composée de deux éléments semblables comportant des différences 33 . » En cette double dimension de semblable et de dissemblable, la notion de parité devient un concept important pour mieux cerner la réalité du partenariat homme-femme. Évidemment, pour que la parité porte tous ses fruits, elle ne peut être réduite à l’élément de pourcentage qu’implique la notion de « parité numérique ». « Il faut autant de femmes que d’hommes dans les divers secteurs de l’existence sous peine d’engendrer des disfonctionnements sociaux et psychologiques. Il y a certes là un moyen d’engendrer l’égalité recherchée, mais il n’est pas suffisant 34 . »

À première vue, la parité numérique peut paraître équitable, « mais elle ne change rien à la mentalité habituelle qui conserve en critère premier le sexe 35  ». Or, pour éviter l’embûche du nombre, il faut se tourner vers une autre composante de la parité, celle de l’accessibilité. En effet, « d’après son étymologie latine, le terme parité porte l’idée de la situation des coureurs sur la ligne de départ. Individuellement, chaque coureur est différent des autres, différemment constitué, différemment préparé, mais devant le point de départ, sur la ligne, il ne doit y avoir pour aucun d’eux ni privilège, ni handicap 36 . »

L’accès à la course représente donc la condition première pour rendre effective la parité. L’interdire en raison du facteur sexuel serait entraîner inévitablement la chute dans le piège de discrimination sexuelle.

En clair, on peut parler de « discrimination sexuelle radicale » quand, sur la base du facteur biologique, une femme ou un homme se voit refuser l’accès à un poste ou à une profession. L’exclusion atteint alors la racine (radix) de l’humanité en sa forme duelle, c’est-à-dire « partenariale ». Faut-il insister de nouveau ? « L’homme et la femme sont vraiment, d’origine et sans détour, des pairs devant la « vie humaine 37  » » et, conséquemment, ils sont égaux. La disparité sexuelle ne saurait, pour aucun motif et en aucune occasion, légitimer une discrimination.

Pourtant, n’est-ce pas le piège dans lequel se retrouve l’Église catholique romaine? En effet, en refusant l’accès des femmes au ministère ordonné, le Magistère atteint de plein fouet le principe de la parité totale. On peut dire, pour reprendre pertinemment l’image de la course, que les chrétiennes sont disqualifiées, avant même de prendre le départ, du seul fait qu’elles sont des femmes. Comment ne pas voir en cette exclusion sans appel la forme radicale de la discrimination sexuelle?

Une lecture que ne partagent pas les autorités ecclésiales, à l’exception de quelques-unes. En fait, lors des derniers synodes romains, des voix se sont élevées pour reconnaître que le refus des femmes au ministère ordonné représentait une forme de discrimination. Toutefois, cet aveu n’a pas encore modifié la pratique actuelle de l’Église. Au contraire, le ton a durci en cette matière. Si bien que cela donne l’impression qu’au lieu d’éviter le piège de la discrimination sexuelle, le Magistère s’y laisse prendre de plus en plus.

Le recours à la typologie de l’Église-Épouse donne d’illustrer ce point de vue. On reconnaît que le genre féminin convient pour symboliser l’Église comme Épouse. C’est dire qu’il englobe hommes et femmes puisqu’ils sont ensemble l’Église de Dieu. Par contre, seul le genre masculin est apte à représenter l’Époux qui est le Christ. En sa dimension exclusive, la symbolique de la « sponsalité » deviendra-t-elle à son tour un piège ? La question est posée.

Au terme de cette clarification des concepts et après en avoir débusqué les pièges qu’ils comportent, s’impose la nécessité de les garder tous pour définir le partenariat homme-femme en ses différentes composantes. Tenant pour acquis que femmes et hommes sont faits partenaires en humanité,

le partenariat est l’association naturelle et essentielle pour l’existence d’une humanité duelle où le vivre-ensemble hommes-femmes donne lieu à des relations de réciprocité exprimant la richesse de leur différence, richesse fondée sur la dignité humaine et l’équivalence des sexes.

Le partenariat est donc par définition une réalité dynamique qui appelle constamment à faire advenir l’égalité paritaire dans la « concrétude » des faits. Qu’il soit alors saisi comme un défi à relever et une voie à inventer, faut-il s’en étonner ? N’est-il pas, depuis le début du monde, donné comme une tâche à accomplir, comme une marche aventureuse, créatrice d’une civilisation de l’amour qui ne se paie pas de mots?

Tiré de Pleins feux sur le partenariat en Église ; Actes du symposium ; Le partenariat hommes et femmes en Église (1997), (p.161‑176). Montréal : Éditions Paulines et reproduit avec les permissions requises.


NOTES

1- En 1767, Mme Du Deffand écrit « partner » alors qu’à partir de 1864, Beaumarchais lui donne sa forme actuelle. Voir le Grand Larousse de la langue française, t. V, Paris, Librairie Larousse, 1976, p. 4007.
2- Le terme se retrouve dans la Chanson de Roland, 1080, cf. « Partenaire » dans le Grand Larousse, p, 4007; le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2e éd. Entièrement revue et enrichie par Alain Rey, t. VII, Paris Le Robert, 1986, p. 122.
3- Dictionnaire de l’ancien français jusqu’au XIVe siècle, par A. J. GREIMAS, Librairie Larousse, Paris, 1982, p. 472.
4- Cf. Paul DUPRÉ, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, t. III, Paris, Trévise, 1972, p. 1865.
5- Paris, Dictionnaire Le Robert, 1993, p. 1595.
6- Alice GOMBAULT, Féminisme et/ou partenariat? Recherche d’équilibre entre hommes et femmes, Supplément au bulletin Femmes et Hommes en Église (no 58, juin 1994), Paris 1994, p. 26-27. Cette théologienne française revient constamment sur le thème du partenariat. Chaque fois qu’elle publie un écrit, elle apporte des éléments qui éclairent sous un jour nouveau la problématique en cause. À quelques reprises sa pensée a inspiré la présente réflexion.
7- Allusion au débat qui a entouré la sortie du livre d’Élisabeth BADINTER, L’un est l’autre. Des relations entre hommes et femmes, Paris, Odile JACOB, 1986. La thèse de l’auteure a provoqué des remous et fait des vagues dans les milieux intellectuels. On a reproché à la philosophe, de façon cavalière quelquefois, d’avoir banalisé la signification de la différence sexuelle qui à l’évidence montre que « l’un n’est pas l’autre ». Mais est-ce bien cela que soutient l’auteure? N’est-ce pas surtout sur les ressemblances entre les humains plutôt que sur les dissemblances que l’auteure, avec sa formule bien frappée, admettons-le sans ambages, a voulu insister en décrivant le futur des nouveaux rapports entre femmes et hommes en cette fin de millénaire?
8- La traduction littérale du mot adamah est rendue par le « glébeux » dans André CHOURAQUI, La Bible, Paris, Desclée De Brouwer, 1985. Cf. Genèse 2, 7.
9- C’est là la traduction la plus proche de ezer kenegdô. Car la traduction d’ezer par « aide » est inexacte puisque le mot hébreu est masculin. De plus, « l’expression « qui l’accompagne » : kenegdô, traduit par la LXX par « homoios », signifie littéralement : en face de lui, son vis-à-vis, son partenaire, son correspondant », Marie de MÉRODE, « Une aide qui lui corresponde. L’exégèse de Genèse 2, 18-24 dans les écrits de L’Ancien Testament, du judaïsme et du Nouveau Testament », dans Revue théologique de Louvain, 8 (1977), p. 332.
10- Marie-Jeanne BÉRÈRE, « Deux en une seule chair », dans Lumière et Vie, 38/194 (1989), p. 73.
11- Ibid.
12- A. GOMBAULT, Féminisme et/ou partenariat?, p.38.
13- Le Grand Robert de la langue française, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2e éd. entièrement revue et enrichie par Alain Rey, t. III, Paris, Le Robert, 1986, p. 535
14- Ibid.
15- Karl RAHNER, « Dignité et liberté de l’homme », dans Écrits théologiques, t. coll. Textes et études théologiques », Bruges, Desclée De Brouwer, 1966, p. 167-168.
16- Ibid., p. 179.
17- No 41 du document E/CN.6/1995/L.17/add. 1, 3 avril 1995, cité dans Lucienne SALLÉ, « La Conférence Beijing : pour quel développement, pour quelle égalité ? (4-15 septembre 1995) », dans Nouvelle revue théologique, 118 (1996), p.333. L’auteure était membre de la délégation du Vatican à cette conférence.
18- La vocation à la virginité étant, en effet, l’autre volet de la vocation à la maternité. Le Pape actuel continue de désigner le choix du célibat pour le Royaume en terme « d’excellence » par rapport à l’état du mariage. Parce que le Christ a choisi le célibat, « la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d’excellence, car elle reflète la manière dont le Christ a vécu ». Exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata, Sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, no 32. Cf. aussi no 18.
19- « Homélie à Saint-Denis », 31 mai 1980, dans La femme dans l’enseignement des papes. Introduction, choix & ordonnance des textes, index & tables par les moines de Solesmes, Solesmes, 1982, p.69.
20- Grand Larousse de la langue française, t. Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 1505.
21- Cf. Pierre-Jean LABARRIÈRE, « Ambiguïté du droit à la différence », dans Études, 351/5 (1979), p. 474.
22- « Équité », dans André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 15e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p.295.
23- Marcel NEUSCH, Les rivages de l’homme. Introduction à une anthropologie chrétienne, Paris, Bayard Éditions/Centurion, 1995, p. 6.
24- Tony ANATRELLA, « Les enjeux psychologiques dans la relation homme/femme », dans Prêtres diocésains, 1335 (1995), p. 265.
25- Ibid, p. 268.
26- Nicole CHOPELIN, Hommes et femmes. L’identité relationnelle de l’être humain, Lyon, Université catholique, Faculté de théologie, PROFAC, 1994, p. 66.
27- A. GOMBAULT, Féminisme et/ou partenariat?, p. 28.
28- A. GOMBAULT, « Égalité, parité, partenariat », dans Femmes et hommes en Église, 63 (octobre 1995), p. 9.
29- Ibid., p.8.
30- Le Grand Robert de la langue française, t. IV, p. 93.
31- Grand Larousse de la langue française, t. II, p. 1714.
32- Voir P. -J. LABARRIÈRE « Ambiguïté du droit à la différence », p. 479-480.
33- A. GOMBAULT, « Égalité, parité, partenariat ». p. 9.
34- Ibid., p.10.
35- Marie-Jeanne BÉRÈRE, « Radicale parité humaine devant l’existence », dans Trajets, 2 (1995), p. 6.
36- Ibid., p. 6.
37- Ibid., p.8.

Micheline Laguë

A propos Micheline Laguë

Détentrice d'un Ph. D en théologie de l'Université d'Ottawa et d'un doctorat en théologie, grade canonique, de l'Université Saint-Paul, Micheline Laguë, m.i.c., est professeure retraitée de théologie de l'Université Saint-Paul. Ses recherches portent sur la spiritualité, les ministères, le partenariat hommes et femmes dans l'Église. Membre active du réseau Femmes et ministères, elle est coauteure de « Voix de femmes, voies de passage » (Éditions Paulines, 1995) et auteure de nombreux articles.
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2 réponses à Des mots et des hommes, le partenariat piégé à sa source

  1. Merci Micheline pour ce texte. Je suis très heureuse de lire, de m’instruire et de pouvoir en avoir pleine conscience afin d’encore mieux comprendre la face mystérieuse du partenariat piégé à sa source. Je suis particulièrement heureuse d’avoir fait route avec toi et ainsi de pouvoir continuer à apprécier la femme géniale que tu es. Je crois que les membres du réseau des répondantes vont toutes en prendre connaissance. Pour toi, toute mon admiration! Tendresse.
    Amitiés et bonne route!

  2. Réjeanne Martin dit :

    Ancienne éducatrice/enseignante de latin et de grec, j’ai beaucoup apprécié ce retour au sens originel des mots. L’utilisation approximative que nous en avons faite mène à des distorsions incroyables qui finissent par nous donner un certain air de supériorité dans nos approches. Vous le démontrez de façon claire à propos du terme « dignité ». La vulgarisation comporte des pièges et risque, en ce cas précis, de créer des classes dans l’humanité. Un article plein de sens qui modifiera peut-être nos approches en solidarité.

    Merci, Micheline!

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