Après hésitation, j’ai accepté de vous parler de façon générale de ce que je pense être les grandes conditions de succès à toutes stratégies de changement. Je me suis inspirée particulièrement de mon vécu dans des mouvements de jeunesse (la JEC pour ne pas la nommer), dans mon engagement syndicaliste lorsque j’étais dans l’enseignement, dans des mouvements de femmes, dans la politique municipale (mouvement urbain d’abord et politique municipale ensuite). De ces expériences, se dégage pour moi un certain nombre de vérités de La Palisse, peut-être, mais vérités que je crois importantes de considérer lorsqu’on a l’intention, la prétention ou simplement la volonté de devenir actrices ou acteurs du changement.
Pour des stratégies efficaces de changement, je pense que la première chose qu’il faut assumer, c’est une grande foi en l’institution que l’on désire investir. Ma grand-mère me disait : est-ce que ça vaut la peine que tu mettes autant d’énergie ? Est-ce quelque chose qui le vaut ? Je crois qu’il est nécessaire, et c’est l’expérience de toute personne militante ou engagée, de régulièrement se poser la question suivante : « Est-ce que cette institution vaut d’être transformée ? » De mon point de vue, je crois qu’il existe bien sûr des réponses collectives à des questions comme celles-là et il existe aussi des réponses personnelles. La clarté à cet égard est importante à deux points de vue. D’abord, pour soi. On doit être à l’aise avec ce qu’on exige de soi quand on décide de transformer ou de militer à l’intérieur d’une institution, au-delà du rôle formel qui est le nôtre dans cette institution; mais c’est aussi toute notre légitimité de la transformer même avec éclat, même avec confrontation, que d’être connue comme quelqu’un, quelqu’une qui y croit profondément et qui a des intérêts à ce que cette institution soit transformée, modernisée, radicalisée. Voilà la première condition qui m’apparaissait devoir être retenue.
La deuxième condition, c’est d’être capable de se placer dans le continuum historique dans lequel s’inscrit notre action. Quand toute jeune, on m’a confié le mandat de secrétaire générale à l’Alliance des professeurs de Montréal (la grosse Alliance comme l’appelait les gens des autres régions du Québec à l’époque), j’ai passé quelques heures avec Hélène Chénier. Conteuse extraordinaire, elle m’a alors raconté l’histoire de ce syndicat dans ses hauts et dans ses bas, dans ses difficultés, et ainsi l’histoire des femmes dans toute la syndicalisation du monde de l’enseignement. Je me souviens de cette conversation comme si c’était hier et, à partir de ce jour, c’est devenu pour moi une exigence que je me suis imposée de toujours trouver dans l’institution où j’arrive une personne qui était là avant moi, qui en a vécu l’histoire et qui peut me donner les informations qui se dégagent de l’action, tout ce qu’on ne trouve pas dans les livres officiels ou les récits, mais qui permettent de s’inscrire dans une histoire, dans des luttes qui ont commencé bien avant mon arrivée. Certes, dans toute institution, il y a toujours l’histoire officielle, mais il y a toujours aussi l’histoire souterraine, l’histoire de celles qu’on n’a pas nommées, l’histoire de celles qui étaient à l’origine des succès et qui étaient comme pas celles qu’on honorait quand ce temps arrivait. Et ce contact avec des femmes qui m’ont précédée dans une institution est pour moi un élément clé des positionnements que j’ai faits par la suite, comme des choix que j’ai pu opérer ou des alliances que j’ai pu nouer dans toutes stratégies.
Vous voyez comment tout cela est un peu comme des capsules et vous savez mieux que moi ce que cela peut signifier dans votre univers ou dans votre expérience. Le troisième élément consiste à travailler essentiellement à recueillir une adhésion la plus large possible auprès de ce qu’on appelle communément la base ou les membres des communautés où on veut agir. L’anecdote suivante peut aider à saisir ce point : une jeune femme, secrétaire au bureau où je travaille, dont la petite fille venait de faire sa première communion, s’est dit très choquée parce que sa petite fille avait été préparée par une femme, agente de pastorale, et qu’au moment de la célébration cette femme est disparue et c’est le prêtre de la communauté qui a pris toute la place évidemment. Elle a fait cette réflexion : « J’étais choquée… mais moi comme je suis un peu plus en distance, je suis donc allée voir des femmes, mères de d’autres petites filles et ma propre mère à qui j’ai dit : Est-ce que ça vous choque de réaliser que cela avait échappé à certaines ? » Ces femmes réalisaient alors et trouvaient que vraiment il y avait quelque chose d’incorrect là-dedans, et en même temps elles constataient aussi que cette réalité faisait partie d’un silence partagé et que les femmes impliquées dans cette disparition n’en avaient à peu près jamais parlé avec ces autres femmes, membres de leur communauté, lesquelles auraient pu comprendre, auraient pu aussi s’indigner. Donc je ne veux pas généraliser à partir de cette anecdote, mais je sais que partout où j’ai travaillé, on a souvent tendance à garder entre nous l’analyse de telles situations, les souffrances ou les difficultés liées à des situations inacceptables. Garder silence, est-ce que ce n’est pas sous-estimer la capacité d’adhésion, de compréhension et ne pas travailler à élargir la perception, l’adhésion. Françoise David, par exemple, avec les qualités qu’on lui connaît, permet cet élargissement de l’adhésion ou de la perception des autres membres du groupe concerné. Un projet collectif porteur doit s’enraciner profondément dans sa base, auprès de tous les membres de vos communautés très actifs, moyennement actifs, un peu moins actifs ou plus moins présents.
L’autre préoccupation ou indication qui m’apparaît importante, c’est d’apprendre à dépasser la compétence technique pour rechercher une compétence stratégique. Sur ce point, j’insiste beaucoup, particulièrement quand je m’adresse aux femmes. Les femmes sont de la culture du A+, c’est-à-dire faire tout ce que l’on fait le mieux possible et viser une note de A+, mais dans la vraie vie en dehors des collèges et universités, comme dans l’action en politique, le A+ n’existe pas. Il ne suffit pas d’avoir raison, d’avoir le meilleur dossier, d’avoir fait la meilleure preuve de ce qu’on tient à faire comprendre, encore faut-il en convaincre les autres, encore faut-il avoir les arguments pour qu’une majorité nous donne raison. En politique, c’est clair, on compte les votes; on a besoin que la majorité vote dans le sens de notre proposition. Mais souvent les femmes en politique croient au début qu’il suffit que leur dossier soit bon, qu’elles soient compétentes pour en parler et qu’elles aient vraiment fait le tour de la question.
Il faut donc faire ce travail plus politique, plus stratégique qui vise à créer l’adhésion et à élargir. Il faut passer de travailleuses intéressantes partout où nous sommes, à être incontournables aux yeux de tous, autant ceux qui prennent les décisions que les militants avec qui nous travaillons. Donc établir notre compétence par la reconnaissance à la fois des gens de notre groupe, la base générale comme je l’ai dit précédemment, des gens avec qui on travaille, puis aussi le plus possible ceux à l’extérieur. Parce que la reconnaissance à l’extérieur a un avantage. Les gens avec qui vous travaillez disent : « Regarde donc ça, un tel la connaît, dans tel milieu on la connaît », et tout d’un coup il y a comme un soupçon que peut-être vous portez des éléments importants. Voilà ce que j’appelle développer la compétence stratégique et je sais que de façon générale les femmes ont un peu de retard là-dessus. Je raconte toujours mon expérience qui a été beaucoup politique. Quand j’étais à l’école et que j’étais candidate pour être présidente de la classe, il ne fallait surtout pas voter pour soi. Imagine que tu sois élue par un vote unanime et qu’on sache que tu as voté pour toi et non pas pour la petite fille qui se présentait contre toi. C’est comme cela qu’on nous a appris à nous battre pour le pouvoir. Évidemment, je révèle mon âge, mais je sais que certaines plus jeunes que moi ont connu la même situation.
Évidemment, je veux aussi rejoindre des éléments qui ont été apportés par d’autres intervenantes avant moi; c’est toute la question de bien nommer les objectifs à court et à long terme. Il se peut qu’à court terme nos objectifs soient moins ambitieux qu’à long terme, c’est une question de stratégie. Je pense qu’il ne faut pas craindre d’avoir des objectifs ambitieux, à première vue à ce point révolutionnaire qu’on oserait à peine en faire un programme officiel public. Donc bien nommer la nature des changements souhaités; dans un deuxième temps, indiquer quels sont les changements successifs qu’on est prêt à opérer pour arriver à des changements éventuellement plus radicaux. Mais être bien au clair sur nos objectifs ultimes, sur des objectifs à plus court terme ou à moyen terme auxquels on adhère pour y arriver, et en conséquence développer au fur et à mesure des alliances avec des personnes qui dans un premier temps veulent simplement aller sur les objectifs que nous pouvons avoir à court terme. En développer avec ceux qui ont aussi des objectifs à moyen terme et à long terme et bien sûr que dans cette idée de temps j’inclus aussi une idée de radicalisation des objectifs ou de changements plus profonds. De toutes façons, il se peut, qu’au cours de cet exercice constant de redéfinir des objectifs et de mesurer nos gains, que nous-mêmes avec les personnes avec qui nous travaillons, nous évoluons aussi sur l’ampleur et sur l’importance des objectifs poursuivis.
Autre élément essentiel, à tout moment quand on se lance dans un projet, c’est de bien identifier ses zones de pouvoir individuel et collectif. Je voyais dans les papiers lus que certaines avaient identifié des zones de pouvoir individuel et collectif. Je pense que c’est important de bien les connaître avec l’intention évidemment d’exercer tout le pouvoir qu’on a déjà et d’aller au bout malgré les difficultés que parfois cela peut présenter, d’autant plus quand on travaille dans un univers où on s’identifie comme sœurs, frères, comme de la même famille. Là-dessus, je reprends les propos de Françoise David, cela peut apparaître difficile de s’imposer tout simplement, de prendre ce qui nous revient naturellement parce que ça pourrait heurter et blesser. Mais il faut faire cet exercice, autrement l’ensemble de l’analyse où l’accès pour le collectif à des réalités nouvelles va nous échapper longtemps si nous ne faisons pas nous-mêmes l’exercice de reconnaître le pouvoir que nous avons, de l’exercer et d’apprendre à l’exercer tout en respectant les autres valeurs qui sont les nôtres, tout en restant en harmonie avec des valeurs que nous partageons avec les gens qui imposent d’exercer les droits et les pouvoirs qui nous appartiennent.
Un autre incontournable aussi, je le répète, consiste à nouer des alliances et à développer des partenariats à l’interne, avec les femmes et les hommes en Église; à l’externe, avec les groupes de femmes, les femmes et les groupes progressistes qui partagent les mêmes objectifs. Je pense que c’est vrai pour vous comme pour tout le monde; on ne peut plus penser faire avancer les choses autrement que dans une perspective internationale et de solidarité qui dépasse largement les personnes qu’on connaît et qu’on rencontre tous les jours. Françoise vous a parlé de Beijing +5, nous nous préparons à y aller, c’est vrai que cela va mal, les dossiers sont absolument bloqués. Les États de l’Islam en alliance avec le Vatican tentent de revenir sur des acquis forts que nous avions obtenus à Beijing. C’est inquiétant ! C’est inquiétant pour les femmes et pour certains États. Il y a donc des inquiétudes et nous en sommes bien conscientes, nous qui nous préparons à faire partie des délégations officielles ou de groupes de femmes invitées. Nous savons bien que la seule façon de contrer tout cela sera une solidarité entre nous qui va dépasser largement la situation ou les intérêts de chacun de nos pays, de nos gouvernements. Je pense que c’est vrai pour vous aussi et que personne n’échappe à cette réalité aujourd’hui. Et je me souviens de ma vieille formation de JEC qui m’a servi toute ma vie; sa méthode du voir, juger, agir est devenue, en cours de route, action, réflexion, action; réflexion qui fait qu’à chaque étape on mesure les résultats qu’on a obtenus, on vérifie ses stratégies, on les redéfinit, on les affine à nouveau et on redéfinit les objectifs. Souvent les objectifs prennent de l’ampleur et de l’importance quand, étape après étape, nous prenons la peine de les redéfinir entre nous.
Alors, voilà ce qui c’est dégagé de quelques années de travail et que j’ai voulu partager avec vous ce matin. Merci !
- Virage 2000 – Des stratégies de changement - 1 janvier 2004