Dans une quête des fondements pour la réconciliation au sein du christianisme, l’œuvre commune d’Adrienne von Speyr et de Hans Urs von Balthasar constitue un excellent point de départ au renouveau attendu. Cependant l’œuvre est immense, voire gigantesque.
En plus de la trilogie en 17 volumes et environ 60 monographies, Hans Urs von Balthasar publiait en 40 volumes, les commentaires bibliques dictés par Madame Adrienne von Speyr. Dès lors, la méthodologie déployée, son esthétique théologique, soutient l’indissociabilité entre l’évidence subjective et l’évidence objective de l’expérience de foi, entre les transcendantaux du Beau, du Bon et du Vrai, entre la dogmatique et la théologie fondamentale. Au centre de la trilogie, les Exercices spirituels ignatiens, l’expérience johannique de la Mère et l’Enfant et l’herméneutique biblique d’Adrienne. En quête de l’Unique qui se dit dans une œuvre, la mission « personnelle » de Marie, symbole « réel » d’Israël au sein de l’Église visible permet le « dévoilement » de la féminité biblique inscrite sous la dimension trinitaire de la mission « en » Jésus-de-Nazareth : Jn 1, 1-17; 16, 21- 22; 19, 26-30; Mc 34; Ps 22, 2. 10-11 1 . Afin de saisir les aspects fondamentaux de l’œuvre commune, sept points majeurs sont présentés : (1) la rencontre entre les coauteurs; (2) les Exercices spirituels ignatiens aux fondements de l’œuvre commune; (3) leurs publications (Adrienne von Speyr et Hans Urs von Balthasar); (4) la problématique de la théologie classique; (5) le féminin, la féminité et la femme selon La Gloire et la Croix; (6) l’intégration de l’œuvre vonspeyrienne à la Dramatique divine; (7) le renouveau doctrinal comme interpellation trinitaire du ministère sacerdotal.
1- La rencontre
La rencontre entre nos coauteurs, Hans Urs von Balthasar et Adrienne von Speyr, femme mariée, eût lieu en Suisse en 1940, tous deux ont respectivement 38 et 35 ans.
a) Adrienne naît à La Chaux-de-Fonds, en Suisse, le 20 septembre 1902. Son père est médecin. Très tôt, celle-ci se dirige vers cette profession. Laïque, médecin suisse et protestante, elle désire tout autant consacrer sa vie à Dieu. L’objet de sa quête la conduit vers divers mouvements religieux jusqu’à sa rencontre avec le père jésuite Hans Urs von Balthasar qui devint son conseiller spirituel, cofondateur de la Communauté St-Jean, et rédacteur de son œuvre scripturaire. Cette conversion fait suite à une quête spirituelle qui l’habite depuis l’enfance : d’un côté, une dévotion mariale très forte; de l’autre, le désir de « confession ». En la fête de la Toussaint 1940, Adrienne déjà baptisée reçoit le baptême sous condition (Fragments autobiographiques, 305).
b) Docteur en Lettres et théologien, Hans Urs von Balthasar naît à Lucerne, le 12 août 1905. Il est issu d’une famille catholique romaine, seul, son grand-père maternel est de confession protestante. Après des études de philologie par amour de la poésie allemande, celui-ci ajoutait à cela un peu de philosophie, de sanscrit, d’indo-européen. L’idée directrice de son Apocalypse de l’âme allemande, thème de sa dissertation, consiste à dévoiler 2 l’attitude religieuse dernière souvent cachée dans les grandes figures spirituelles modernes de l’histoire allemande, de les « confesser » en quelque sorte (ISJ 30). 3 Pour notre sujet, cette « confession » apparaîtra en 1985, lors du symposium sur la mission ecclésiale d’Adrienne demandé par le pape Jean-Paul II. On y découvre alors l’expérience fondatrice. Et fait remarquable, Balthasar participait à la création du « document de travail » remis aux évêques lors du Synode sur le sacerdoce ministériel et la justice dans le monde (1971), comme membre de la Commission Internationale de Théologie. Sous deux aspects spécifiques : le « service eschatologique du ministère » et la « spiritualité du prêtre », le document maintient les rôles respectifs de Marie la Mère du Seigneur et de Marie de Magdala (Jn 20, 18 ss.). Nous retrouvons cette sensibilité dans les enseignements d’Adrienne présentés à de jeunes novices. Celles-ci désiraient, tels les jésuites, vivre en communauté tout en demeurant actives dans la société. L’enseignement provient du verset 16, 6b-7 de l’évangile de Marc : « Allez dire aux disciples, et notamment à Pierre ». On situe cet enseignement entre le 11 octobre 1945 et le 7 mars 1948 :
Il est étonnant, dit alors Adrienne, que cette annonce soit confiée à des femmes, que des femmes aient reçu une mission avant les disciples et même avant Pierre. Mais, dit-elle, ces femmes sont des croyantes, qui étaient sous la croix, vivantes, et leur mandat vient de la mission féminine de la Mère du Seigneur. Leur mission repose dans la mission mariale. Finalement, c’était la mission de la Mère de mettre le Fils au monde, de présenter au monde l’Enfant et de fonder la vie de l’Église. Et maintenant, ce sont les femmes qui doivent porter à l’Église, la vie du Seigneur… Mais dit-elle, (et cela est fondamental) c’est cette vie dans la foi qu’elles ont à annoncer aux disciples et à Pierre (Mc 16, 6b- 7/708).
La « genèse et les principes » de l’Institut-St-Jean, publié en 1985 permet à von Balthasar de justifier leur œuvre commune : « ce livre, dit-il, a d’abord un but : empêcher qu’après ma mort, on essaie de séparer mon œuvre de celle d’Adrienne (…). Il prouvera que ce n’est en aucune façon possible, ni en ce qui concerne la théologie, ni en ce qui concerne la Communauté commencée. » (ISJ 9).
2- Les exercices spirituels aux fondements de l’oeuvre commune
Pour ce qui concerne les Exercices spirituels, les dictées d’Adrienne à son rédacteur von Balthasar débutaient en mai 1944. L’objectif général consiste en une relecture biblique, versets par versets, selon la méthodologie des Exercices spirituels ignatiens. Cela signifie prière, méditation, intégration. Il s’agit d’y découvrir la nouveauté biblique qui interpelle la coauteure. Lors d’une interview donné à Radio-Canada en 1981 4 , la seule qu’il aurait donnée, Balthasar présente son objectif particulier : établir et justifier théologiquement les Exercices spirituels. Celui-ci désirait alors « porter aux Jésuites et ensuite au monde, une grande théologie ignatienne qui serait derrière les Exercices. Retrouver sa vision d’ensemble, bien que saint Ignace n’ait pas voulu développer une théologie » . En ce lieu, chez von Balthasar, il n’existe aucune dichotomie entre la « spiritualité » et la « théologie ».
Au centre de l’œuvre commune, l’aperception johannique de la Mère et l’Enfant!
La genèse et les principes de l’Institut St-Jean décrivent les raisons qui obligèrent Balthasar à quitter à regret l’Ordre des Jésuites, soit l’accompagnement des futurs prêtres (mai 1945/ cf. ISJ/43). Toutefois, la genèse de l’œuvre propose une autre caractéristique qui consiste à entendre le cri d’Adrienne à travers la tragédie de Mary Ward (1585-1645). Le dernier volume de la Théologique corrobore ce charisme particulier 5 . En octobre 2009, le pape Benoît XVI « entend » le cri de ses disciples et accorde le titre de Vénérable à Mary Ward. Plus de 400 ans séparent cet événement de la fondation de la Congrégation de Jésus à saint Omer Angleterre (1609-2009).
3- Les publications des coauteurs
a) Les publications d’Adrienne sont rédigées en plus de 40 volumes. Trois thèmes orientent l’ensemble : Marie et les femmes, la Bible, la vie en Église. Les premiers présentent La Servante du Seigneur (Magd des Herrn/1948), Trois femmes dans le Seigneur (Drei Frauen und der Herr 11978), Marie dans la rédemption (Maria in der Erlösung/1979). Les seconds concernent la première et la seconde alliance : Élie, Isaie, Job, Psaume 18 (la Gloire de Dieu); l’Évangile selon saint Marc, la Passion selon saint Mathieu, le Sermon sur la montagne, l’Évangile de saint Jean en quatre volumes et les Lettres pauliniennes : Corinthiens, Colossiens, Philippiens, Éphésiens, Romains. Les troisièmes nous conduisent vers la sacramentalité et la vie de prières : La confession, Ils suivirent son appel, La croix et les sacrements, La face du Père, l’Amour, l’Expérience de la prière, La mystique objective. L’homme devant Dieu, thème du deuxième volume de la Dramatique divine. Fondamentalement, l’œuvre commune tente de justifier la mission de l’être-femme Marie, comme interpellation du ministère apostolique de Marie, bien que chez Adrienne, il est plus spécifiquement orienté vers la prêtrise de Marie :
Marie, dit-elle, est la première à comprendre la prêtrise comme une prière. Elle représente la fonction féminine de la prêtrise. Le ministère de Jean, poursuit-elle, n’est pas fondé exclusivement sur sa relation d’amitié avec le Seigneur. C’est une fonction propre. Et la Mère est introduite dans cette fonction. Le Seigneur l’a donné à Jean. Parce qu’elle lui a donné naissance, elle a un rôle à jouer dans la naissance de l’Église. (…) La mission d’amour de Jean ne provient pas d’un acte personnel unique, mais de leur mission commune (cf. Jn 21, 23; The Birth of the Church, 416).
Lors du symposium romain et dans son Épilogue(83), Balthasar réitère cette pensée : « Jean-Marie, unis par le Crucifié, ont été et sont restés, le centre, le noyau primitif, la cellule de base toujours actuelle de l’Église du Christ, confiée à Pierre. » (190).
b) Parmi l’œuvre balthasarienne, la trilogie publiée en 17 volumes est considérée comme la plus importante (De Lubac). Présentée sous les thématiques de La Gloire et la Croix (8 vol.), la Dramatique divine (5 vol.), la Théologique (3 vol.), la trilogie se termine par un Épilogue. Les Aspects esthétiques de la révélation biblique fixent sa méthodologie. Douze Styles théologiques justifient le développement. Répartis en trois volumes, le Domaine de la Métaphysique comprend les Fondations, les Constructions, les Héritages. Les théologies de la première et de la deuxième Alliance complètent cette partie. En deuxième partie, les Prolégomènes de la Dramatique divine nous conduisent vers les Personnes du Drame I-II : l’homme en Dieu et les personnes dans le Christ. Les volumes Action et Dénouement dévoilent et intègrent en même temps, l’expérience spirituelle et l’oeuvre scripturaire d’Adrienne. En troisième partie, la Théologique reprend sous la thématique Vérité du monde, l’intégralité du volume Phénoménologie de la Vérité (1947). Deux volumes complètent le tout : Vérité de Dieu et Esprit de Vérité. Afin de saisir l’Unique qui se dit à travers l’œuvre commune, les prochaines étapes tenteront de démontrer comment la femme, le féminin et la féminité peuvent devenir source de renouveau. Toutefois en 1974, une problématique rédactionnelle advient.
4- La problématique de la théologie classique et son possible dénouement
La problématique rédactionnelle apparaît dans la traduction française de la trilogie. En 1974, Balthasar avertissait les lecteurs français qu’entre le volume Style II et les deux tomes de l’Alliance, l’édition allemande comprenait un ouvrage de mille pages consacré au Domaine de la Métaphysique. En préface des Fondations de la Métaphysique, le père Jacques Guillet, s.j. décrit la problématique comme suit : « ce vide, dit-il, risquait de fausser les perspectives de l’ensemble et défigurait l’une des intuitions majeures de l’auteur, le souci d’articuler l’expérience humaine de la ‟beauté‟ et la possible révélation par Dieu de sa Gloire. » 6 . De là découle, l’importance à accorder aux volumes manquants, car on attribue au manque de la théologie classique, la non-réception de la question posée par Inter Insigniores (par. 5, 1976). La pensée fondamentale de von Balthasar stipule que « la dimension personnelle et existentielle n’est jamais absente en grande théologie classique 7 »(GC-ESTH 509). Toutefois, ajoutera-t-il, dans son analyse d’Inter Insigniores : « nous n’en sommes, dit-il, qu’à nos premiers balbutiements » (tradition ininterrompue. OR, 29-03-1977).
5- La Gloire et la Croix et sa problématique rédactionnelle
En introduction de la Gloire et la Croix, Balthasar présente « le beau » comme point de départ de la trilogie sans dichotomie au bon et au vrai. « Pour trouver son juste équilibre, dit-il, une esthétique théologique devrait être prolongée par une dramatique théologique et par une logique théologique ». (GC-ESTH, 13). Tel que cité précédemment, la mariologie ou doctrine johannique de l’aperception de la Mère et l’Enfant constitue le point de départ, le centre et la visée théologique de l’œuvre commune. Selon Balthasar, la tradition mariale fait partie intégrante des diverses traditions bibliques johannique, piétrinienne, paulinienne. Fondamentalement, l’être-femme Marie reçoit l’authentification de sa mission personnelle comme représentante d’Israël. Il faut spécifier que la « question juive » n’a cessé d’interpeller Balthasar. Nous la retrouvons dans ses articles consacrés à « la haute dignité de la femme » et à la « femme-prêtre ». Les lieux privilégiés sont le féminin en philosophie comme contemplation active, la féminité biblique comme référence au judaïsme, la mission « personnelle » de Marie symbole « réel » d’Israël au sein de l’Église visible. C’est ainsi qu’après avoir présenté les aspects esthétiques de la révélation biblique consacrés entièrement à l’évidence subjective (connaissance théologique) et objective de l’expérience de foi, celui-ci insiste sur la reconnaissance du sujet récepteur : « il s’agit, dit-il, d’un don de grâce accordé à l’individu en fonction de sa mission ecclésiale. » (GC-ESTH, 351). À titre d’exemple, je citerai l’enseignement d’Adrienne. Il s’agit du verset biblique de la Samaritaine : « ce n’est plus sur tes dires que nous croyons. Nous l’avons entendu » (Jn 4, 42/1949) :
En parlant ainsi, dit Adrienne, ils manquent dans une certaine mesure d’équité envers la femme. Car quelque chose de son témoignage continue de résonner dans leur foi. Sans la femme, poursuit-elle, ils n’auraient pas encore la foi. Tout à l’heure encore ils s’étaient montrés justes à son égard, mais sans amour. Maintenant ils deviennent injustes. C’est ainsi que le jugement humain va et vient, tel un pendule, tant qu’il n’a pas son centre dans l’amour. Même s’il est vrai que toute foi doit viser à entrer en contact immédiat avec le Seigneur, la femme a pourtant été l’occasion, le maillon intercalaire dont le Seigneur s’est servi. Certes, dit-elle, c’est encore le Seigneur qui est ici à l’oeuvre, lui qui a converti la femme. Mais c’est elle qui a préparé le terrain, afin que ces gens puissent accueillir d’emblée la nouvelle, et le Seigneur continue de bâtir sur ce terrain ainsi préparé. La conversion directe de la femme représente son admission à la connaissance profonde du Seigneur, elle est contemplation.
Les 2e et 3e volumes proposent les Styles théologiques de douze auteurs, 6 clercs et 6 laïcs. Brièvement, j’effectuerai un survol de cette partie. D’Irénée à Pascal, nous retrouvons les diverses thématiques de son œuvre, telles l’anthropomorphisme d’Irénée, lieu où le Christ et l’Esprit représentent les deux mains du Père; les transcendantaux du bien, du vrai et du beau chez Augustin; l’intuition ascendante et descendante d’Anselme; la christologie de l’époux et de l’épouse chez Bonaventure, l’éternel féminin de Dante comme théologie laïque; l’éternel féminin de Soloviev comme « être réel ». Les 4e, 5e, et 6e volumes dont la publication fut retardée permettent de saisir l’être qui se dit, en même temps, dans un déjà-là et un pas encore à découvrir. Par le passage du mythe à l’apparition du dieu personnel, les Fondations présentent le poète lyrique Hésiode comme investi d’une mission. On y découvre un trait fondamental de la charisme grecque, soit l’accueil de l’étranger comme don sacré. La religion sera perçue comme un « essai de synthèse » entre la philosophie et la sagesse divine (Sophia-Ecclesia/ GC NA 418). Du Moyen Âge à l’ère moderne, ses Constructions tracent la voie aux charismes fondateurs féminins. Parmi eux, la doctrine « existentielle » de sainte Catherine de Sienne devient la figure la plus ouverte de la métaphysique des saintes, en tant qu’esthétique transcendantale auquel, dit Balthasar, un saint Ignace de Loyola n’aurait rien eu à ajouter (GC-MPH-2- CONST. 151-152). Vers la fin des volumes de l’Alliance, celui-ci évoque la « théologie des femmes » : « Il est caractéristique de Luc, dit-il, que dans son évangile, pour la première fois, est mise en lumière la femme : Marie, Élisabeth, Anne, Suzanne, Marie de Béthanie, les femmes à la Croix, au tombeau et au matin de la Résurrection. Sous la thématique du « frère pour qui le Christ est mort », la mission du Fils sera comprise comme une « attitude féminine », une attitude réceptive : le Fils, dit-il, « se soumet » au Père afin que Dieu soit tout à tous. Par une théologie ascendante, « l’alliance chez Luc, dit-il, n’est pas comme chez Mathieu – fondée par Jésus seul – Dieu et homme – mais par l’homme (vir) Jésus qui intègre à l’avance dans son œuvre, l’humanité et son ‟oui‟ de femme. » (cf. Ga 3, 28 ss).
6- Intégration de l’oeuvre vonspeyrienne à la Dramatique balthasarienne
La Dramatique divine contribuera au développement de cette pensée. Docteur en Lettres, Balthasar tente de redonner à la philosophie et à la théologie ce qui fait partie d’elle-même. Celui-ci déplore que le théâtre soit absent de la réflexion philosophique. Considérant la tragédie grecque comme la clé d’or du christianisme, il interroge les metteurs en scène et le jeu de l’actant. L’actant, dit-il, n’est pas absent de la projection qu’il reflète. Depuis l’Antiquité, celui-ci serait considéré comme un « prédicateur » laïc. Le jeu scénique tend vers la quête, la découverte, la révélation possible de ce qu’il est, quand ce n’est pas un appel à la Révélation divine. Accepter l’entrée en scène dans le « oui » de la foi, dit-il, c’est s’apprêter à recevoir sur soi et en soi une possible révélation, autre que celle indiquée dans le jeu prédéterminé. Après avoir questionné les grandes œuvres théâtrales, ses metteurs en scène et ses acteurs (d’Eschyle à Ionesco), celui-ci introduit les sciences humaines : la psychologie (Freud, Jung, Adler), la sociologie (Simmel) et la philosophie (Fichte, Hegel, Schelling). Il s’intéresse aux diverses médiations, tels le génie, la figure royale, la loi individuelle, le principe dialogal. Balthasar se laisse interpeller par la relation du Je et du Tu. On y entend cette « dimension personnelle et existentielle », indispensable en théologie classique. Intégrant l’actant à la dimension trinitaire de la christologie et de la pneumatologie, la mort (absence) et la résurrection (présence) transcende le « voir » de la foi.
Les 2e, 3e, 4e volumes présentent les personnes du drame : l’ homme en Dieu, les personnes dans le Christ, l’Action divine au cœur des personnes individuelles ou collectives. Sous les thématiques réponse, visage, la « réponse de la femme » devient le thème fondamental du 3e volume. Von Balthasar ne saurait élaguer le féminin qui se dit en la personne du Christ Jésus, Verbe de Dieu fait chair, Logos divin. Son hypothèse est la suivante : « si le Logos procède éternellement du Père, n’est-il pas en face de celui-ci (du moins quasi-) féminin? » (DD-PD2, 228). À l’écoute du Verbe, Balthasar aurait « essayé de renouveler à partir de l’Ancien Testament ce que devrait être la prière contemplative car en ce lieu, il ne s’agit pas de voir, de contempler des choses, mais d’entendre la Parole » 8 qui l’a guidée à travers son œuvre. Au cœur de l’Action, 4e volume de la Dramatique divine, Balthasar propose l’une des méditations d’Adrienne : « L’élément central de la mission de Jésus, dit-elle, consiste dans cet admirable échange entre l’humain et le divin. Par sa passion vécue pour nous, le Fils unique du Père porte en sa chair, l’homme et la femme, sur son corps qui devient corps ‟universel‟. » (cf. DD-PD2, note 20, p. 193; cf. Nachlasswerke 9 442). Au 5e et dernier volume, celui-ci revient vers l’idée directrice de son Apocalypse de l’âme allemande 9 , soit le « dévoilement » de l’attitude dernière, l’attitude de « confession » (ISJ 30). Autorisé par le pape Jean-Paul II, le symposium romain sur « la mission ecclésiale d’Adrienne », permet l’intégration de son œuvre scripturaire. Les 2/3 du volume Dénouement énoncent dans le texte les citations de plus de 40 volumes vonspeyriens. Fondamentalement, si la Dramatique divine tend à dévoiler la théologie trinitaire d’Adrienne sous les thématiques « du monde issu de Dieu », « du monde issu de la Trinité », de la dimension trinitaire de toute personne humaine dans le Christ et l’Esprit, il en sera ainsi de son ecclésiologie et de la vie sacramentelle décrite en dernière partie de la trilogie, la Théologique.
7- Le renouveau doctrinal comme interpellation trinitaire du ministère
La Théologique décrit la dimension trinitaire de l’ordination sacerdotale. Dans un premier temps, Vérité du monde reprend l’intégralité du volume Phénoménologie de la vérité (1947). Tel que cité dans son étude de la femme-prêtre (News Elucidations, Women Priests?), « ce lieu requiert une collaboration étroite entre la philosophie et la théologie. 10 ». Aux deuxième et troisième volumes Vérité de Dieu et Esprit de Vérité, von Balthasar corrobore l’herméneutique biblico-spirituelle d’Adrienne : « Avec l’intuition introduite par Bouyer, conduite à son terme par Durrwell et clarifiée par Adrienne, on peut estimer qu’est mise en lumière une préoccupation de la théologie trinitaire 10 , non seulement objet central de la Révélation scripturaire mais son point de vue exclusif, son contenu totalisant 11 ». « Le ministère, dit-il, se tient au point d’intersection entre l’autorité du Christ et la communion dans l’Esprit-Saint. Du point de vue christologique, l’Église est l’Épouse du Christ (…) et du point de vue pneumatologique, l’Église est le Corps de l’Esprit. » (339). À cet effet, la Théologique conforte le renouveau doctrinal trinitaire homologué par le pape Paul VI : « par la force de l’Esprit-Saint qui donne le sacerdoce, accorde-lui comme aux apôtres le pouvoir de remettre les péchés. » (TH-EV-338).
C’est pourquoi en terminant, j’aimerais revenir vers le « document de travail » du Synode sur le ministère sacerdotal et la justice dans le monde (1971). Membre de la Commission Internationale de Théologie, Hans Urs von Balthasar rédigeait le chapitre sur « la spiritualité du prêtre ». Tel que soutenu dans cette communication, la féminité biblique représente le peuple Israël. Par l’intégration du féminin de la philosophie comme contemplation active, l’être-femme Marie devient par sa maternité et sa fidélité, symbole « réel » d’Israël (Ps 22, 2-11 ; Mc 15, 34 ; Ap 12, 1-2, Soloviev). Authentifiée par le Concile Vatican II en Nostra Aetate, par. 4 , cette pensée sera intégrée dans les encycliques Marialis Cultus (1974) et Redemptoris Mater (1987) : Marie, première disciple du Christ, première dans l’Appel et la Mission avant les apôtres. Dès lors, il devient possible de soutenir le lien établi par la C.I.T. entre la fête juive du Yom Kippur et la consécration sacerdotale :
Comme à la fête du Grand Pardon, le Yom Kippur, le grand prêtre prononçait le nom de Dieu, priait pour lui-même, pour les prêtres, pour tout le peuple; le Christ dévoile le nom de Dieu, prie pour lui-même, pour les apôtres, pour tout le peuple. Il prie pour les apôtres, afin qu’ils soient consacrés dans la vérité (Jn 17, 17) ( Le ministère sacerdotal, 57).
Dès lors, l’aperception johannique de la Mère et l’Enfant et l’impératif biblique de Jn 20, 18 ss., soit Marie de Magdala « l’Apôtre des apôtres », ouvrent ces horizons insoupçonnés auxquels se référait Balthasar dans son analyse d’Inter Insigniores. Par le passage de la féminité biblique à l’être-femme Marie comme interpellation du Nouveau Ministère Sacerdotal selon la Nouvelle Alliance, je terminerai par un souhait. Il provient de la « lettre adressée aux prêtres », à l’occasion du Jeudi-Saint. En l’Année mariale le pape Jean-Paul II l’exprimait comme suit :
Permettre à Marie, de prendre demeure « dans la maison » de son sacerdoce sacramentel ( 25-03-1988)
À cet égard, l’intégration de l’oeuvre d’Adrienne von Speyr à la trilogie de Hans Urs von Balthasar nous indique une voie possible de réconciliation!
Margo Gravel-Provencher, théologienne,
Présentation ACFAS, 10 mai 2011
Références
1- Cf Margo Gravel-Provencher, La Déclaration Inter Insigniores. Analyse et prospectives à partir de la pensée de Hans Urs von Balthasar, AGGÉE, Dorval, 2010, pp. 211-212.
2- Hans Urs von Balthasar, L’Institut St-Jean, « genèse et principes », (Unser Auftrag), Patrick Catry et Jacques Servais, Culture et Vérité, Paris, 1984: « apokalyptein, dévoiler », p. 30.
3- Ibid
4- op. cité note 2, pp 175-197.
5- Ibid
6- HUVB: Domaine de la Métaphysique, Fondations, Aubier 1981, « théologie 84 » , p. 6
7- Adrienne von Speyr, Jn IV, vol l, 1949 p. 252, 1949; cf. HUVB. La Dramatique Divine, Dénouement, Culture et Vérité, Namur 1993 « ouverture 9 », note 191.
8- op. cité, note 25, « Apokalypse der deutschen Seele », p. 30.
9- Pierrette Petit, Hans Urs von Balthasar, un théologien spirituel, Méridien, Montréal, 1985, p. 186.
10- HUVB, Théologique, Esprit de Vérité, Culture et Vérité, Namur, « ouvertures 16 », 1996, p. 51.
11- AVS, The Letter to the Ephesians (Des Epheserrbief. 1983), Ignatius, San Francisco, 1996, p. 10.
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Je n’ai pas une grande instruction ni un très bon français écrit mais je vous avoue que je suis totalement subjugué par les propos de cette mystique aux propos incroyablement profonds… Je crois sincèrement que ses livres et aussi les propos de son grand protecteur devraient être diffusés plus largement. Ses livres sont presque introuvable au Québec.