Ce texte a été publié dans la revue L’autre Parole, no 125, printemps 2010 et est reproduit avec les permissions requises.
« Tout discours mariologique est avant tout un discours christologique », disait le Professeur Bergeron à un groupe d’étudiant(e)s. Cela se vérifie effectivement tout autant dans les énoncés néotestamentaires sur Marie que dans les énoncés doctrinaux à son sujet au cours de la tradition chrétienne. Mais cela nous condamne-t-il pour autant à n’avoir d’elle que la mémoire iconographique d’une vierge éthérée? Il semble, au contraire, possible de retracer derrière le texte biblique les traits humains d’une femme, épouse et mère, qui s’inscrit pleinement dans de la lignée de son sexe.
Marie et la conception de Jésus
Pour retrouver la femme Marie, il est bon de relire d’abord les récits entourant la naissance de Jésus en Matthieu et en Luc.
Disons d’emblée que ces récits font partie d’un genre littéraire bien connu dans l’antiquité, récit de naissance, lequel n’a rien à dire sur la conception biologique du personnage concerné mais bien sur sa grandeur et sur la façon dont il a marqué l’humanité. Ainsi dira-t-on d’Alexandre Le Grand, en raison de ses exploits militaires, qu’il a été conçu par Zeus, ou de Platon, en raison de son génie philosophique, qu’il a été conçu par Apollon. La tradition biblique a aussi sa lignée de conceptions extraordinaires de fils nés de femmes soit avancées en âge (Sarah et Élisabeth), soit stériles (Rebecca, Rachel, Anne et la mère de Samson). Or on le sait bien, tous ces fils ont occupé des rôles majeurs dans l’histoire d’Israël. Les récits qui entourent leurs naissances n’ont toutefois aucune valeur d’historicité. Ainsi en est-il de ceux liés à la naissance de Jésus, que l’on retrouve en Mt 1-2 et en Lc 1-2. Mais paradoxalement, on peut extraire d’eux des informations importantes sur Marie.
En Matthieu, on rencontre une Marie totalement passive, alors que tous les messages angéliques sont adressés à Joseph. Ainsi reçoit-il de l’Ange du Seigneur, au cours de trois songes différents, les informations au sujet de la conception miraculeuse de l’enfant, les directives relativement au départ en Égypte et celles concernant la nécessité d’établir sa famille à Nazareth au retour d’Égypte. Mais un indice important quant au devenir de Marie transpire néanmoins d’une précision inscrite en 1,25 : « Joseph ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils auquel il donna le nom de Jésus ». Autrement dit, l’intervention génératrice divine (1,18.21) valant que pour la conception de Jésus ne pose aucune restriction quant à la suite de la vie conjugale du couple.
En Luc, par contre, Marie est mise à l’honneur. Elle est récipiendaire de la visite de l’Ange Gabriel qui lui annonce la naissance à venir de Jésus; elle visite sa cousine Élisabeth déjà enceinte de trois mois; elle prononce son Magnificat; et enfin, elle médite dans son cœur tous les événements concernant ces temps prodigieux. Par ailleurs, fait important que l’on ignore généralement au sujet de l’annonce à Marie, il n’y est pas question de conception divine. Il est plutôt dit, en Lc 1,35 : « L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre; c’est pourquoi l’enfant qui naîtra sera saint, Fils de Dieu ».
Dans la tradition biblique, les groupes verbaux « venir sur » et « couvrir de son ombre » ne revêtent nulle part de connotation d’engendrement[1]. Ils évoquent plutôt une intervention favorable de Dieu à l’égard de son peuple pour sa protection ou pour favoriser sa progression. C’est exactement dans cette ligne qu’oriente le rapport cause à effet marqué par « c’est pourquoi » dans l’annonce de l’Ange Gabriel à Marie. En effet, le texte ne dit pas : « L’Esprit viendra sur toi… c’est pourquoi tu concevras un fils », mais bien : « L’Esprit Saint viendra sur toi… c’est pourquoi l’enfant qui naîtra sera saint, Fils de Dieu[2] ». En fait, l’Esprit Saint intervient afin de créer un environnement exempt de tout mal en vue de la conception ultérieure et de la naissance de Jésus. La question de Marie, quant à elle, -« Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d’homme? » (v.34)- n’est qu’un artifice littéraire en vue d’introduire la réponse à teneur théologique de l’Ange (v. 35). D’autant plus que, dans la cohérence du récit, la question n’a rien d’insolite puisque Marie n’est encore que « promise en mariage » à Joseph. À titre de fiancée, il est normal qu’elle n’ait, à ce jour, connu d’homme.
À ce stade-ci, on peut déjà conclure que les légendes entourant la naissance de Jésus, tant chez Matthieu que chez Luc, ne visaient pas à exclure l’activité sexuelle normale de la vie conjugale à venir du couple Marie et Joseph.
Les autres enfants de Marie
Les évangiles font état, à quelques reprises, d’autres membres de la famille de Jésus. En Jn 2,12, on lit qu’après la noce à Cana, Jésus descend à Capharnaüm « avec sa mère, ses frères et ses disciples ». Une autre fois, alors qu’il s’adresse à une foule, sa mère et ses frères lui font savoir qu’ils veulent lui parler (Mc 3,31-35), dans l’intention de le ramener à la maison, car ils s’inquiètent de son comportement. Ils pensent effectivement qu’« il a perdu la tête », dit l’évangéliste (Mc 3,21). De même, en Jn 7,3-10, on apprend que ses frères essaient astucieusement de le faire quitter la Galilée en lui suggérant d’aller faire connaître ses œuvres en Judée, car « ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui », y lit-on. En Mc 6,3, on découvre que Jésus a non seulement des frères, dont on connaît les noms, mais qu’il a aussi des sœurs. « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas de chez nous ? » se disent entre eux des auditeurs étonnés de la sagesse de son enseignement.
D’autres témoignages au sujet de la famille de Jésus se trouvent encore dans Actes des Apôtres et dans les lettres de Paul. En Ac 1,14, on dit que Marie et les frères de Jésus se trouvaient réunis avec les apôtres et d’autres femmes pour prier. Également des Actes, on apprend que Jacques, frère du Seigneur, est une personnalité importante de la communauté de Jérusalem, qu’il en est le chef. D’ailleurs, dans sa lettre aux Galates (1,19), Paul indique qu’il l’a rencontré lors d’une visite à Jérusalem précisément. Plus encore, il le nomme parmi les récipiendaires d’apparitions du Christ dans la liste consignée en 1Co 15,5-7. Paul parle également des frères du Seigneur qui sont accompagnés de leurs femmes lors de leurs voyages missionnaires (1Co 9,5).
Voilà donc des témoignages nombreux et diversifiés au sujet d’une réelle fratrie dont faisait partie Jésus. Il semble toutefois que Marie soit devenue veuve très tôt, car on ne parle plus de Joseph au-delà des récits de naissance. Elle aurait alors eu pleine charge d’une famille relativement nombreuse. Par ailleurs, si respectable qu’ait pu être cette famille, elle a semblé tout à fait ordinaire à son entourage, si on en juge par les propos relevés plus haut.
La Marie de l’histoire
Le grand mouvement actuel de la « quête du Jésus de l’histoire » a développé une expertise appréciable et fourni un outillage de mieux en mieux rôdé en vue de recréer la figure de Jésus. Même si les données, beaucoup plus minces concernant Marie, laissent moins de prise à une quête similaire, il est tout de même possible de glaner quelques informations historiques à son sujet, comme on peut déjà le constater. Ainsi, peut-on affirmer avec assez de certitude, sur la base des indices suivants, que Marie a eu plusieurs enfants : premièrement, il y a attestations multiples que Jésus ait eu des frères; deuxièmement, on est en mesure de les nommer; troisièmement, l’attitude rébarbative des membres de sa famille à son égard est un fait embarrassant, surtout de la part de Marie, dont on avait présenté un visage parfait au moment de sa naissance. N’eut-il été conforme aux faits, on n’aurait jamais osé attribuer un tel comportement à sa mère.
Même si toutes ces données démontrent que Jésus est entouré de frères et de sœurs, la tradition catholique, voulant à tout prix préserver la virginité de Marie, a prétendu qu’il s’agissait soit d’enfants nés d’un premier mariage de Joseph, soit de cousins. On a fondé cette dernière hypothèse sur le fait que l’hébreu, n’ayant pas de mot pour dire précisément « cousin », utilisait habituellement « frère » pour nommer un cousin; ce qui se vérifie effectivement dans les textes vétérotestamentaires. Mais le cas ne s’applique pas dans les textes néotestamentaires, ceux-là écrits en grec, car le grec a bel et bien deux mots différents pour dire « cousin » (anepsios) et « frère » (adelphos). D’ailleurs, Paul nomme Jacques adelphos de Jésus (1Co 15,7; Ga 1,9) et Marc anepsios de Barnabé (Col 4,10). De plus, quand Luc présente Jésus comme son « fils, premier-né » de Marie (2,7), il laisse clairement entendre qu’elle a eu d’autres enfants. Enfin, les occasions répétées où Marie est entourée de ses fils permettent d’y voir là une cellule familiale normale. D’éminents exégètes catholiques partagent maintenant cette opinion.[3]
La quête sur la « Marie de l’histoire » est donc possible à travers une lecture critique des textes néotestamentaires. Mais plus encore, cet exercice pourrait ouvrir la voie à une relecture du discours mariologique développé au cours de la tradition chrétienne. Car c’est dans le prolongement de ces textes, principalement ceux liées à la naissance de Jésus, minutieusement construits en vue de produire de Marie l’image d’une femme impeccable, digne d’être la mère du Messie, Sauveur de l’humanité, que se sont élaborés les dogmes mariologiques. Par exemple, le dogme de l’Immaculée Conception, préservant Marie de la tache originelle, devenait une nécessité pour que la conception de Jésus échappe tout à fait au contact avec le mal. Puis la divinisation du Fils, sur la base de textes du Nouveau Testament –à tort ou à raison-, fit d’elle la « Mère de Dieu ». Le dogme de l’Assomption[4] ne devait-il pas suivre en toute logique?
Conclusion
On ne saurait douter que Marie ait été une femme exemplaire et vénérable. La première communauté lui a d’ailleurs réservée une place spéciale en son sein, comme en font foi les Actes des Apôtres. Mais cette brève quête historique a toutefois permis de lui rendre son statut de femme à part entière. Marie a été une épouse et elle a expérimenté une réelle vie conjugale. Elle a conçu et accouché comme toutes les mères de la terre et comme elles, elle a eu à prendre soin de ses enfants, avec les joies et les inquiétudes inhérentes à la maternité. Bref, cette quête a permis de la placer dans la juste lignée des femmes qui ont traversé l’humanité et ce faisant, de resserrer les liens de solidarité féminine que l’on peut avoir avec elle.
Odette Mainville est bibliste et professeure retraitée de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal
NOTES
[1] Voir Ex 25,20; 40,35; Nb 10,34; Dt 32,12; Is 32,15; Ps 91,4; aussi Lc 9,34 et Ac 5,15.
[2] Dans le récit d’annonciation, le titre « Fils de Dieu » n’a pas une valeur ontologique mais bien messianique, donc fonctionnelle, comme l’indiquent clairement les versets 32-33.
[3] Parmi ceux-là, M-E. Boismard, Jésus, un homme de Nazareth, Paris, Cerf, 1996, 67-70. Boismard cite aussi le Père Lagrange qui, même s’il ne pouvait à l’époque (cent ans passés) déroger de la position officielle de l’Église, avait néanmoins écrit : « La perpétuelle virginité de Marie est un dogme que (les théologiens) reconnaissent tenir de la tradition plutôt que des Écritures ».
[4] « Enfin, la Vierge Immaculée, préservée de toute tache de la faute originelle, au terme de sa vie terrestre, fut élevée à la gloire du ciel en son âme et en son corps et elle fut exaltée par le Seigneur comme Reine de l’univers afin de ressembler plus parfaitement à son Fils, Seigneur des seigneurs et vainqueur du péché et de la mort. » (Constitution dogmatique Lumen Gentium sur l’Église, § 59).
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