Le discernement s’exerce à partir d’une donnée fondamentale et originelle, celle de la précédence divine : c’est Dieu qui le premier appelle. L’être croyant se sait un être précédé; la confession d’un Dieu Créateur le renvoie d’emblée à sa réalité « créationnelle ». La reconnaissance de la précédence divine commande alors de ne jamais préjuger des destinataires des appels divins. L’ouverture aux manifestations variées de l’insondable mystère de l’amour gratuit de Dieu demeure ainsi la meilleure garantie pour un discernement éclairé. Aussi, l’opposition à l’intégration des femmes au ministère ordonné vient-elle en contradiction flagrante avec une donnée fondamentale de la théologie de l’appel. Bien que la reconnaissance de l’initiative divine ait été constante dans l’enseignement du magistère, il est curieux qu’elle continue à ne pas s’appliquer dans le cas des chrétiennes.
Pourtant, le Pape Jean-Paul II vient encore de rappeler de façon non équivoque que, dans toute vocation, « ce qui est tout à fait prioritaire, et même primordial et décisif, c’est l’intervention libre et gratuite de Dieu qui appelle. Il a l’initiative d’appeler48 ». Comment expliquer que cette foi en la souveraine liberté de Dieu ne joue pas en faveur des femmes? Comment les autorités ecclésiales peuvent-elles décider à l’avance que des femmes ne sont pas susceptibles de recevoir un certain type d’appel de Dieu? L’intention divine en cette matière ne serait-elle connue que de quelques-uns49 ? Certains textes semblent confirmer cette impression : « L’Église est dépositaire du mystère de l’Esprit Saint qui consacre pour la mission ceux que le Père appelle, par son Fils Jésus Christ50 .» Que l’Esprit soit à l’oeuvre dans l’Église est une chose, mais que celle-ci soit «dépositaire51 de son mystère » en est une autre! L’audace de la formule suggère un présupposé difficilement acceptable pour quiconque confesse la transcendance de l’Esprit qui « souffle là où il veut ».
De plus, selon toute vraisemblance, l’Église comprise comme « dépositaire de… » fait référence à la communauté chrétienne. Or, trois paragraphes après le passage cité, le terme Église renvoie à ses représentants. Ce sont eux qui reconnaissent la vocation du candidat au sacerdoce : « Une telle intervention de l’Église fait partie de la vocation au ministère presbytéral52 . » L’identification du mot Église aux autorités soulève un malaise certain en plus d’entretenir une confusion sur la capacité de la communauté de discerner l’action de l’Esprit. Un danger réel menace les autorités ecclésiales: celui de croire qu’elles sont les seules à pouvoir interpréter les signes de l’Esprit. La tendance à tout mandater s’inscrit dans cette veine et elle fait dire à l’une des femmes interviewées : « C’est comme si on voulait mettre le grappin sur l’Esprit. »
Pourtant, la Tradition et la théologie le confirment, l’Esprit oeuvre également dans le coeur des laïques. Aussi, ces derniers sont-ils nombreux à signaler aux autorités ecclésiales l’urgence de renouveler la théologie des ministères comme le font ressortir plusieurs synodes diocésains. Ces regroupements des fidèles de divers diocèses questionnent entre autres les raisons invoquées pour exclure les femmes du ministère ordonné. Il arrive que des propositions formulées au cours des échanges soient reléguées au rang d’annexe parmi les divers documents émanant d’assises synodales, les Églises locales voulant suivre, en cette matière, l’enseignement officiel de l’Église. Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes dénoncent cette façon de procéder et tolèrent de moins en moins que la question de l’ordination des femmes soit abordée en catimini, comme si elle ne concernait pas l’ensemble du peuple de Dieu. Nous sommes en présence d’un débat toujours en cours — malgré l’interdiction papale de discuter publiquement de la question53 — et dont la gravité met en cause la crédibilité même de l’Église, comme le souligne un document de réflexion des évêques du Québec:
(…) une question déterminante pour l’avenir des ministères: ne marchons-nous pas vers une nouvelle division d’Église, une Église exclusivement masculine dans sa hiérarchie et de plus en plus féminine dans ses services quotidiens? Dans un temps où les femmes prennent une part de plus en plus active à toute vie sociale, les ministères ecclésiaux risquent de perdre beaucoup de visibilité et de crédibilité si l’on ne recherche pas un meilleur équilibre dans la représentation homme/femme54 .
Le Pape juge cependant que cela équivaut à entretenir de « faux espoirs ». Abordant la question du rôle des femmes dans l’Église, Jean-Paul II déclare à un groupe d’évêques américains venus le rencontrer à Rome:
(…) en tant qu’évêques, nous sommes invités à transmettre aux hommes comme aux femmes l’enseignement de l’Église dans sa totalité en ce qui concerne le sacerdoce ministériel. Ce serait les trahir si on manquait d’agir ainsi. Nous devons aider ceux qui ne comprennent pas ou qui n’acceptent pas l’enseignement de l’Église à ouvrir leur coeur et leur esprit au défi de la foi. Nous devons confirmer et affermir la communauté tout entière en répondant à la confusion ou à l’erreur lorsque cela est nécessaire55 .
Le véritable « défi de la foi » ne consiste-t-il pas plutôt à réinterpréter une théologie du ministère à la lumière d’une théologie de l’appel? Théologie qui prend comme critère de discernement vocationnel le caractère dynamique et réaliste de la réponse. Puisque l’appel s’entend à travers la réponse, celle-ci devient le « lieu » pour déceler l’initiative divine se dévoilant dans le devenir humain. Composer avec l’arrivée de vocations inattendues qui manifestent d’abord cette gratuité de Dieu appelant « qui Il veut », voilà le défi auquel fait face l’Église avec la venue massive des femmes dans les tâches pastorales. Or, « chaque vocation qui se déclare invite l’Église à se reconnaître comme assemblée de personnes libres et libérées ». Pouvons-nous sans restriction soutenir que l’Église catholique est libérée lorsqu’elle refuse de considérer la vocation de candidates au presbytérat? Comment peut-elle s’accommoder de cette attitude sans entrer en conflit avec sa propre théologie de l’appel qui déclare première l’initiative divine? Avec son propre enseignement au sujet de la discrimination des personnes basée sur le sexe.
En soulevant ces questions, les travailleuses en Église, dans leurs pratiques de déplacement, d’opposition, de transformation, de rupture, ne réclament pas nécessairement l’ordination pour elles-mêmes, ainsi que nous le disions précédemment, mais dénoncent la pratique d’une discrimination fondée sur une interprétation de la théologie de l’appel. Ne font-elles pas ainsi la preuve que «le principe prophétique» de la Bible est toujours à l’œuvre : dénoncer toutes les formes de discrimination, toutes les attitudes contraires au dessein d’amour de Dieu ». Ce principe prophétique porteur d’une force de transformation est signe d’espérance pour quiconque travaille à l’avènement du Royaume, à l’humanisation du monde, au renouvellement de l’Église. N’est-ce pas sous ce signe que les autorités ecclésiales devraient accueillir comme une chance pour l’Église les vocations inattendues qui se manifestent aujourd’hui?
Notes
48Je vous donnerai des pasteurs, n° 36.
49Avec une pointe d’humour, on pourrait parler d’eux comme de « dieutologues » : personne qui connaissant des choses au sujet de Dieu. Il s’agit d’une expression utilisée par une agente de pastorale au moment d’écrire la perception qu’avaient les gens de sa fonction.
50Je vous donnerai des pasteurs, n° 35.
51Parler en terme de «dépôt» appartient au langage néotestamentaire (cf. 1 Timothée 6, 20; 2 Timothée 1, 12.14). «Le dépôt est le terme inclusif qui désigne cette foi et cette façon de vivre qui a été léguée par [sic] les apôtres et leurs collaborateurs aux Églises fondées par leur proclamation de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ » Jared Wicks, «Dépôt de la foi », dans René LATOURELLE et Rino FISICHELLA (dir.), Dictionnaire de théologie fondamentale, Montréal/Paris, Bellarmin/Cerf, 1992, p. 243.
52Je vous donnerai des pasteurs, n° 35. C’est nous qui soulignons.
53 Cf. Sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes, n°4.
54 Les nouvelles pratiques ministérielles, op.cit., p. 92.
55 « Un féminisme erroné peut mettre en danger la foi de l’Église. Discours à des évêques des États-Unis », dans La Documentation catholique, 90, 1993, p.756. C’est nous qui soulignons.
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