Pour beaucoup de chrétiennes, la participation à la Marche du Pain et des Roses, en 1995, fut un moment fort de leur vie de femme et de croyante. Ces mêmes femmes ont accueilli avec enthousiasme le projet de la Marche mondiale. Plusieurs collaborent à la préparation de la Marche; d’autres s’apprêtent à y participer. L’intergroupe des femmes chrétiennes, ainsi que l’AFEAS, siègent au Comité de coordination de la Marche. Développement et Paix y représente le Comité femmes et développement de l’AQOCI.
La Marche mondiale s’annonce comme un moment important de rassemblement et de solidarité des forces de changement social[1]. Les revendications sont centrées autour de la lutte à la pauvreté et à la violence. Il s’agit de préoccupations centrales dans l’engagement des féministes chrétiennes. Il est donc compréhensible qu’elles se sentent concernées par cette Marche et qu’elles n’hésitent pas à y investir du temps et de l’énergie. Les femmes chrétiennes ont l’intention de prendre leur place au sein de la grande diversité des femmes qui composent le mouvement des femmes et qui en fait un des premiers réseaux pour la mondialisation de la solidarité.
Le texte qui suit ne cherche pas à donner des motivations pour une participation à la Marche mondiale[2]. Il s’agit plutôt d’un outil pour celles qui ont déjà choisi d’y participer et qui se trouveront devant la tâche de parler de la pertinence de la Marche dans différents lieux d’Église, paroisses, régions pastorales, diocèses, communautés religieuses, mouvements chrétiens, rencontres épiscopales. Les documents préparatoires à la Marche fournissent l’information nécessaire pour parler de la pertinence sociale de la Marche. Ici il s’agit d’ouvrir quelques pistes, à partir des documents officiels de l’Église, pour parler de sa pertinence ecclésiale. Rappelons d’ailleurs que l’appui à la Marche figure parmi les moyens d’action suggérés par le Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec dans sa récente lettre sur l’endettement.[3]
1. La libération des femmes, un signe des temps
En 1963, dans l’encyclique sociale, Pacem in terris, Jean XXIII a parlé des traits caractéristiques du monde contemporain auxquels l’Église doit prêter attention. Parmi ces signes des temps, il inclut la libération des femmes.
…L’entrée de la femme dans la vie publique, plus rapide dans les peuples de civilisation chrétienne, plus lente, mais de façon toujours plus ample, au sein des autres traditions et cultures. De plus en plus consciente de sa dignité humaine, la femme n’admet plus d’être considérée comme un instrument; elle exige que l’on la traite comme une personne aussi bien au foyer que dans la vie publique (PT, 40).
De même, dans Gaudium et spes, le Concile Vatican II a souligné que la participation des femmes, dans toutes les sphères de la vie, contribue à la construction d’un monde plus humain, où chaque personne «sans distinction de race, de sexe, de nation, de religion ou de condition sociale» participe à la réalisation de la culture en harmonie avec sa dignité humaine. Chaque personne humaine a donc droit à l’éducation, à l’épanouissement, et à une participation à la vie culturelle, économique et politique de sa société (GS,60).
Dans Octogesima adveniens, lettre apostolique adressée au Cardinal Roy, de Québec, sur l’Église et les nouveaux problèmes sociaux, Paul VI estime que la question de la place des femmes figure parmi les mutations fondamentales du monde contemporain. Il souligne l’importante recherche entreprise en vue de faire disparaître les discriminations à l’égard des femmes, et la revendication en vue d’établir des rapports d’égalité. Enfin, il souligne que «L’évolution des législations doit … aller dans le sens de la protection de sa vocation propre (de la femme) en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de ses droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique» (OA,13).
Dans l’encyclique sur Le travail humain, Jean Paul II aborde la question du travail des femmes, et plus précisément la réconciliation entre travail et maternité. Rappelant que le Concile a souhaité que tous les travailleurs puissent disposer d’un temps de repos et de loisir suffisant pour cultiver leur vie familiale, sociale, culturelle et religieuse (GS,67), il prône des mesures salariales, des prestations sociales et des conditions de travail qui permettront aux femmes de participer «sans discrimination et sans exclusion des emplois dont elles sont capables», tout en assumant, à côté des hommes, leurs charges familiales.
Nous retrouvons, donc, dans l’enseignement social de l’Église un regard positif sur l’émancipation des femmes, un appui à leur revendication pour la dignité et l’égalité, tant dans la sphère privée que dans la vie publique. De plus, la question de la place des femmes est liée à celle de la justice et à la construction d’un monde humain. Les femmes sont à la fois des bénéficiaires de la recherche de la justice et actrices dans la transformation d’un monde injuste. Comme la Marche mondiale a comme objectif premier la réalisation de cette émancipation, il est tout à fait possible d’établir un lien entre la Marche et la préoccupation de l’Église pour la justice.
Quelle que soit la situation où nous nous trouvons, de quelque point d’observation que nous soyons, il est incontestable que la libération de la femme est un signe des temps. Si on dit libération, c’est que la femme a été liée, opprimée. Et cette libération n’est pas réalisée partout, ni achevée là où elle est commencée. Elle est donc un enjeu chrétien, dans le sens de l’option fondamentale de Jésus-Christ [4].
2. La lutte à la pauvreté et à la violence
L’émergence des femmes dans l’espace public, la lutte pour l’égalité et la dignité ont rendu visibles deux grandes questions sociales : la pauvreté des femmes et la violence dont elles sont victimes. Depuis une quinzaine d’années, dans leurs prises de positions publiques, les évêques québécois sont de plus en plus sensibles à ces questions, les considérant comme une dimension intégrale de la réflexion et de l’action sociale. Il est possible de repérer cette plus grande sensibilité à travers les différents documents publiés.
Dans la lettre du 1er mai 1984, le Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec a abordé la question la question des femmes et de l’emploi. Dans la lettre de 1988, Une dignité menacée, il souligne combien les femmes sont frappées durement par les réformes de l’aide sociale. En 1989, la réflexion pastorale sur la violence conjugale, Violence en héritage, met en branle un véritable processus de conversion au sein des communautés chrétiennes, conviant l’Église à transformer sa pratique pastorale pour prendre le parti des femmes victimes de violence.
Dans l’Évangile, l’Église trouve l’audace et les principes éthiques qui la motivent à lutter contre la violence. Elle doit aujourd’hui devenir agente de changement par la prise de conscience de sa propre violence d’abord, par la prise de conscience de celle qui l’entoure ensuite. Ainsi, elle pourra dépister la violence qui se cache dans les mœurs, le langage, les gestes, les attitudes, les manipulations et les structures. Elle aura le courage de la dénoncer ouvertement devant la communauté civile et devant la communauté chrétienne.
Ce document est extrêmement important. D’une part, il permet à l’Église de se rendre solidaire des femmes dans leurs efforts pour mettre fin à une violence dont elles sont victimes. D’autre part, il s’ouvre à un regard critique sur la complicité de l’Église dans l’oppression des femmes.
Cela permet de dire que l’appui du Comité des affaires sociales de l’AEQ à la Marche du Pain et des Roses ne fut pas un geste insolite, mais un pas de plus dans la ligne de la solidarité avec les femmes, et surtout, dans leur combat pour la dignité et la justice. Dans leur lettre Pour en finir avec la pauvreté des femmes, les évêques québécois ont souligné la détresse qui marque «la vie de bon nombre de femmes… privées des conditions d’une vie décente.»
Condamnées à subir la pression constante des strictes nécessités, elles sont souvent contraintes à vivoter dans les logements insalubres, en proie à l’angoisse, à l’isolement, parfois même à des troubles psychologiques. Leurs efforts pour se tirer de ces situations avilissantes se butent à toutes sortes d’obstacles, même lorsqu‘elles tentent de se prévaloir des programmes gouvernementaux qui leur sont offerts. Elles ne choisissent certes pas de jouer les victimes, mais leurs situations crient détresse (5).
La lettre affirme que le désir de vivre debout qui surgit dans la conscience des femmes est au cœur de la Marche. Chez les chrétiennes et les chrétiens, c’est aussi dans la conscience que jaillit l’appel à l’action.
La marche populaire est reflet de la conscience d’un peuple, occasion privilégiée de se solidariser avec d’autres, et chemin faisant, de comprendre ce qu’il y a de meilleur dans les aspirations à une vie plus digne de la condition humaine. L’Évangile ne nous présente-t-il pas Jésus lui-même constamment poussé par l’Esprit à marcher avec les femmes et les hommes de son temps? C’est pendant qu’ils faisaient route ensemble que les disciples d’Emmaüs ont pu acquérir une plus grande intelligence des événements qui les concernaient (13).
Dans les interventions des évêques canadiens, nous trouvons aussi une attention aux conditions sociales qui marquent la vie des femmes et qui les empêchent d’avoir accès à l’égalité et à la dignité auxquelles elles ont droit. En 1996, la Commission des affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) a appuyé la Marche canadienne, organisée par le NAC (Comité canadien d’action sur le statut des femmes). De même, dans la lettre pastorale à l’occasion de la Journée internationale sur l’élimination de la pauvreté, en 1996, la CECC a souligné comment l’inégalité entre les hommes et les femmes conduit à la plus grande pauvreté des femmes, et surtout des mères monoparentales. Les évêques montrent comment la sous-valorisation du travail domestique contribue à l’appauvrissement des femmes.
Pourtant, dans presque tous les pays, comme le constatait la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, celles-ci travaillent un plus grand nombre d’heures que les hommes. Ainsi, plus de 68 % de la valeur de la production mondiale des femmes, estimée à 11 milliards de dollars, n’apparaît dans aucun système de comptes nationaux. Or, ces milliards de dollars sont attribuables au travail «invisible» et non rémunéré des femmes. Pourtant, une grande partie du travail des femmes a une valeur sociale très élevée: il comprend le soin et l’éducation des jeunes, ainsi que la préparation des repas et l’entretien de la maison. Tant que l’on n’appréciera pas vraiment à sa juste valeur la contribution des femmes à la vie de la société, cette inégalité demeurera insurmontable.
Les revendications de la Marche mondiale sont essentiellement centrées autour de ces questions. Sans nier l’importance des divergences d’opinion entre l’Église et le mouvement des femmes sur certaines questions, notamment l’avortement et la reconnaissance des unions gaies, c’est en considérant l’ensemble de la démarche qu’il faut aborder la question des appuis possibles.
3. Une présence évangélique
Il y a plusieurs raisons pour souhaiter de tels appuis. Tout d’abord, de tels appuis seraient une expression de solidarité de la part des communautés chrétiennes avec leurs membres qui sont engagées dans un travail important de justice sociale. En 1976, dans leur message pastoral, De la parole aux actes, l’épiscopat canadien a invité les chrétiens à s’engager socialement et politiquement. Depuis, l’Église d’ici fait preuve d’une volonté de rester proche de la société, d’accompagner les forces vives de cette société, d’appuyer les mouvements sociaux qui travaillent pour la justice afin de rendre présente la Bonne Nouvelle au sein des dynamiques de la société. La participation des femmes chrétiennes à la Marche mondiale témoigne de la prise au sérieux de cette interpellation.
Motivées par un engagement pour la justice au nom de leur foi, de nombreuses femmes chrétiennes participent depuis longtemps et à divers niveaux au mouvement des femmes et à la lutte contre la pauvreté et la violence dont les femmes sont victimes. Cette expérience a d’ailleurs transformé leur relation à l’Église, les amenant à questionner les attitudes des communautés chrétiennes ainsi que les positions de l’Église. Personne ne peut ignorer à quel point ce questionnement, malgré les nombreuses difficultés rencontrées, a aidé l’Église à avancer dans ce dossier.
Il serait difficilement imaginable que les femmes chrétiennes se tiennent en marge d’un événement qui regroupe, au nom de la justice, des femmes de tous les continents, de toutes les cultures et religions, de tous les horizons sociaux et politiques. Leur absence d’ailleurs se ferait remarquer et ne trouverait aucune explication satisfaisante pour quiconque s’intéresse à la pauvreté et à la violence faite aux femmes. L’absence d’un appui des communautés chrétiennes à leurs membres engagées dans la Marche serait aussi difficilement compréhensible. Certaines personnes pourraient même y discerner un recul, sinon une contradiction, par rapport aux positions qu’ont pris les évêques québécois, en 1995, et les évêques canadiens, en 1996, quand ils ont appuyé la Marche du Pain et des Roses et la Marche canadienne.
Dans l’esprit du message De la parole aux actes, l’appui des communautés chrétiennes devra déboucher sur une aide concrète (temps, argent, lieux, accueil, prière).
Et c’est ensemble que nous devons travailler pour réaliser ce changement social en profondeur. Notre responsabilité de chrétiens et de croyants dans une société démocratique va jusqu’à là. Nous pouvons l’exercer en nous joignant aux groupes qui oeuvrent aujourd’hui sur des cas particuliers d’injustice (14).
Cela se fait déjà. Pensons aux contributions financières des communautés religieuses féminines et de Développement et Paix. Mais l’expérience de la Marche du Pain et des Roses nous a appris à quel point la réussite d’une Marche dépend de la participation de toutes et tous. Les communautés chrétiennes disposent de ressources humaines, matérielles et financières, qui peuvent contribuer grandement à atteindre les buts de la Marche. La Marche propose des actions, petites et grandes (pensons à l’envoi de cartes postales), auxquelles toutes et tous pourront participer.
Au sein du mouvement des femmes, la présence active des chrétiennes dans la Marche a provoqué des dialogues. Plusieurs groupes de femmes ignoraient que des chrétiennes s’impliquaient dans la cause des femmes, tant dans la société que dans l’Église. D’autres s’étonnaient de côtoyer des religieuses, bien en vue au sein des marcheuses en 1995; cela a permis une autre visibilité publique que celle des stéréotypes dont les accablent une partie des grands médias! De même, pour certaines femmes chrétiennes, la Marche du Pain et des Roses fut l’occasion de démystifier le mouvement des femmes et de s’y engager. Ce fut donc un moment de solidarité qui a permis aux unes et aux autres de se découvrir et de désirer aussi d’autres moments de solidarité. C’est peut-être cela une ecclésiologie de l’Église dans le monde!
4. L’orientation sexuelle
Parmi les revendications internationales, deux questions sont susceptibles à rencontrer des objections du côté des Églises et les communautés chrétiennes : la non-discrimination à l’égard des personnes homosexuelles et la maîtrise de la fécondité. Pour cette raison, il faut s’y arrêter un peu plus longuement.
Deux revendications portent sur la non discrimination à l’égard des personnes homosexuelles.
10. Que l’ONU et les États de la communauté internationale reconnaissent formellement, au nom de l’égalité de toutes les personnes, que l’orientation sexuelle ne doit priver personne du plein exercice des droits prévus dans les instruments internationaux que sont : la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes.
11. Que soit adoptée dans les plus brefs délais la possibilité du droit d’asile pour les personnes victimes de discriminations et persécutions en raison de leur orientation sexuelle.
Ces deux revendications ne devraient pas poser problème, car l’enseignement officiel de l’Église sur l’homosexualité s’oppose à une violation des droits fondamentaux des droits des personnes homosexuelles. À cet égard, je cite la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Il faut fermement déplorer que les personnes homosexuelles aient été et soient encore l’objet d’expressions malveillantes et de gestes violents. Pareilles réactions, où qu’elles apparaissent, méritent la condamnation des pasteurs de l’Église. Elles manifestent un manque de respect pour les autres qui lèsent les principes élémentaires sur lesquels se fonde une juste convivialité civile. La dignité propre de toute personne doit toujours être respectée dans les paroles, dans les actions, et dans les législations[5].
Cependant, depuis quelques années, dans les provinces anglophones et au niveau fédéral, des évêques se sont opposés à l’inscription de l’interdiction de discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans les Chartes, craignant que de tels amendements n’ouvre(nt) la porte à des revendications des bénéfices pour les personnes de même sexe, qui pourraient mener à une redéfinition du caractère historique du mariage, du statut marital, du statut familial et des notions d’époux et d’épouse[6]. Cependant, dans cette même lettre Spence rappelle que l’Église a bien le devoir de s’opposer à la discrimination et qu’elle condamne toute utilisation abusive de son enseignement qui justifierait l’usage de la violence ou qui porterait préjudice à l’endroit des personnes homosexuelles.
Les difficultés qui pourraient surgir concernent donc la reconnaissance des unions gaies, question qui vraisemblablement sera inscrite dans les revendications nationales. Il faut cependant ne pas perdre de vue l’importance sur le plan international de la non-discrimination des personnes homosexuelles. À travers le monde, l’orientation et l’activité homosexuelles sont des prétextes pour la violation des droits les plus fondamentaux. Il existe encore des pays où l’homosexualité est criminalisée, voir passible de peine capitale. Dans plusieurs pays, dont certains pays musulmans, c’est la peine de mort qui s’applique. Dans d’autres, pensons à plusieurs pays de l’Asie, les homosexuels subissent des peines d’emprisonnement importantes dans des conditions pénibles. Ailleurs, par exemple, en Europe de l’Est, c’est l’incarcération dans les hôpitaux psychiatriques. En Afrique, certains gouvernements tolèrent ou encouragent la violence contre les personnes homosexuelles. Sur le continent américain, il existe des pays où un parent homosexuel se voit privé de la garde de son enfant, et même interdit de contact.
Ce sont d’ailleurs ces situations qui créent la nécessité de reconnaître un droit d’asile pour des personnes victimes de discriminations et de violence à cause de leur orientation sexuelle. L’inscription de la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans les instruments internationaux est nécessaire pour que les agences internationales chargées de protéger les droits humains puissent suivre de telles violations et intervenir. Or, rappelons-le, l’enseignement officiel de l’Église insiste sur le respect de la dignité fondamentale de toute personne, y inclut des homosexuels dont l’activité sexuelle contredit les positions morales de l’Église. Il serait dommage que le débat canadien sur la reconnaissance des unions gaies amène l’Église d’ici à renoncer à la défense de cette dignité.
5. La maîtrise de la fécondité
Le contrôle des femmes sur leur vie et la maîtrise de leur fécondité est un objectif fondamental du mouvement des femmes. Sans prise en charge leur destinée, les femmes ne pourront échapper à la condition séculaire selon laquelle elles furent instrumentalisées au service d’autrui, au sein de la famille et la société. Cet objectif est partout présent dans la démarche de la Marche, mais il est traduit d’une façon précise dans les deux premières revendications touchant à la lutte contre la violence faite aux femmes.
1. Que les gouvernements qui se réclament des droits humains condamnent tout pouvoir politique, religieux, économique ou culturel qui exerce un contrôle sur la vie des femmes et des fillettes et dénoncent les régimes qui ne respectent pas leurs droits fondamentaux.
2. Que les États reconnaissent dans leurs lois et actions que toutes les formes de violence à l’égard des femmes sont des violations des droits humains fondamentaux et ne peuvent être justifiées par aucune coutume, religion, pratique culturelle ou pouvoir politique. Ainsi, les États doivent reconnaître aux femmes le droit de disposer de leur vie et de leur corps et de maîtriser leur fécondité.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur le caractère oppressif de toutes ces formes illégitimes de contrôle, basées sur la violence, sur la discrimination et sur le non-respect de la dignité fondamentale des femmes en tant qu’êtres humains que les femmes doivent combattre collectivement et dans leurs vies individuelles pour accéder à leur pleine dignité humaine. Quant au pouvoir religieux dont il y est ici question, rappelons-nous tout simplement les nombreuses légitimations de l’oppression et de la violence, au nom de la religion, qui perdurent dans notre monde.
Tournons notre attention plutôt vers la question très précise du droit des femmes à disposer de leur vie et de leur corps et à maîtriser leur fécondité, car c’est sur cette question qu’il y a des tensions vives et réelles entre le mouvement des femmes et l’Église. Les femmes chrétiennes engageés dans la lutte à la pauvreté et à la violence faite aux femmes savent combien ces tensions peuvent être importantes. Chacune parmi elles a eu à se situer personnellement et à préciser ses positions face à l’Église et face au mouvement des femmes. Elles ont aussi vu des groupes de droite manipuler ces tensions, pensons à Vie humaine internationale à la veille de la Marche en 1995, dans un effort de désolidariser les communautés chrétiennes à l’égard du parti pris pour les pauvres et pour les femmes dans leur recherche de la dignité et de l’égalité.
Pourtant, il ne faut pas oublier que l’Église a toujours défendu le droit de ne pas se marier ou de retarder le mariage, ainsi que le nécessaire consentement de la future épouse à tout projet de mariage. Or, dans beaucoup de contextes patriarcaux, tant dans le monde ancien que dans le monde actuel, cela ne va pas de soi. Le refus des mariages forcés et précoces est un pas majeur dans la libération des femmes. Le travail de nombreuses organisations non gouvernementales met en relief que cela n’est pas encore un fait accompli pour des millions de femmes dans notre monde.
Il faut aussi souligner comment des violations de l’intégrité physique et morale des femmes contribuent à maintenir des organisations patriarcales de la famille où des femmes ne sont pas reconnues comme des personnes égales. Pensons aux mutilations génitales et aux systèmes de dot. Dans certains pays, on impose aux femmes, ou à certaines catégories de femmes, l’utilisation de contraceptifs, et même l’avortement. Pensons à la sélection des fœtus par sexe en Inde, à la politique de l’enfant unique en Chine. Mais aussi, pensons aux stérilisations forcées des femmes pauvres et minoritaires dans des pays industrialisés, à l’utilisation des contraceptifs forts tel le Dépo-Provera dans le cadre de certains programmes sociaux aux États-Unis, au refus des prestations supplémentaires pour les femmes pauvres lors de la naissance de nouveaux enfants. Au niveau international, il existe de puissants groupes de pression qui feraient de la fécondité des femmes la source première des problèmes de pauvreté, de sous-développement, de destruction environnementale. Dans toutes ces situations, le droit des femmes à maîtriser leur fécondité est bafouée. Sur ces questions, il y a des ponts à construire entre le mouvement des femmes et l’Église.
Le rôle de l’éducation dans l’émancipation des femmes est largement reconnu, car elle permet non seulement aux femmes de jouer un rôle dans la vie économique, politique et sociale, mais aussi d’accéder à un statut égalitaire au sein de la vie familiale et conjugale. Or, depuis plusieurs siècles, l’éducation des filles est au coeur de l’oeuvre des congrégations religieuses de femmes. Sur tous les continents, elles demeurent des artisans de l’éducation féminine, non seulement dans les écoles et les universités, mais aussi dans les organisations populaires et communautaires. À l’apostolat de ces femmes s’ajoutent les efforts de toutes ces organisations d’Église qui oeuvrent pour que les femmes puissent avoir accès à la formation nécessaire pour prendre en charge leur vie. Il existe des organisations de droite qui au nom de la lutte à l’avortement s’opposeront à tous ces efforts éducatifs, identifiant l’accès des femmes à l’égalité et à la prise en charge de leur vie à un refus du mariage et de la maternité. Or, il serait dommage que les communautés chrétiennes acceptent une telle interprétation de l’Évangile, de la tradition chrétienne, de leurs pratiques et de leur foi.
Par contre, il faut reconnaître que pour la plupart des groupes de femmes, la revendication de la maîtrise de la fécondité inclut le droit à l’avortement, alors que les positions officielles de l’Église, et beaucoup de croyantes, s’y opposent. Il est possible que des communautés chrétiennes, surtout au Canada anglais, veuillent exprimer leur désaccord par rapport aux autres participantes à la Marche, Il serait d’ailleurs souhaitable qu’il y ait des échanges ouverts et honnêtes sur cette question[7]. Cependant, ils pourront difficilement avoir lieu si le mouvement des femmes ne perçoit pas la solidarité fondamentale que l’Église porte à l’émancipation des femmes. L’existence de groupes chrétiens qui nient cette solidarité ne peut que rendre la chose plus ardue. En revanche, l’appui solide de la part des communautés chrétiennes dont elles sont membres ouvrira bien des possibilités aux femmes chrétiennes présentes au sein de la Marche.
6. À la recherche du bien commun
La mission évangélique est la raison d’être de l’Église. C’est en son nom que des chrétiens et des chrétiennes s’engagent dans les diverses causes pour faire advenir plus d’humanité dans le monde. Aussi, aucun milieu ne doit être soustrait à l’influence de la Bonne Nouvelle. Un texte de Paul VI le rappelle avec conviction.
Évangéliser, pour l’Église, c’est porter la Bonne Nouvelle dans les milieux de l’humanité et, par son impact, transformer du dedans, rendre neuve l’humanité elle-même[8].
Ce simple texte dit bien la pertinence de l’appui actif des chrétiennes et des chrétiens à la Marche. Les milliers de femmes qui participeront la Marche seront représentatives de milliers d’autres. Se mettre à l’écoute de la réalité des femmes, cheminer avec elles sur la route vers la dignité et l’égalité, c’est consentir à les entendre dans leur vécu, aussi dur soit-il. C’est vouloir avec elles changer les choses pour véritablement «rendre neuve l’humanité». N’est-ce pas également prendre au sérieux l’enseignement de Jean-Paul II qui dit si justement que l’être humain est «la route de l’Église, de sa vie et de son expérience quotidienne, de sa mission et de son labeur[9]?
À la recherche du bien commun, la Marche mondiale rejette les modèles de développement que proposent le capitalisme néolibéral et le patriarcat et leurs conséquences sur les femmes. La Marche propose une vision fondée sur la diversité du mouvement des femmes et son organisation respecte et valorise cette diversité. Axées sur la lutte à la pauvreté et à la violence, la portée des revendications dépasse l’amélioration de la vie des femmes pour ouvrir sur un projet de vivre ensemble, où tous et toutes, femmes et hommes, filles et garçons, trouveront la dignité, la justice, l’épanouissement et la paix. N’est-ce pas à cela que nous appelle la Bonne Nouvelle annoncée en Jésus-Christ?
NOTES
[1]Pour les revendications et d’autres renseignements sur la Marche, on consultera le site à www.ffq.qc.ca/marche2000/plan.html. On retrouve aussi sur ce site les coordonnées des nombreux groupes chrétiens qui appuient la Marche à travers le monde..
[2]Voir à ce sujet, Monique Dumais, Femmes et pauvreté, Médiaspaul, 1998. On lira aussi avec intérêt l’article de Lucie Lépine dansRelations, mars 1999.
[3]Je n’arrive plus à joindre les deux bouts, Message du 1er mai 1999, no. 22.7.
[4]Violence en héritage, réflexion pastorale sur la violence conjugale, Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec, 1989, p. 49.
[5]Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, 1986.
[6]Lettre de Francis Spence, président de la CECC à Jean Chrétien, 16 avril 1996. À ma connaissance, l’épiscopat québécois ne s’est pas opposé à l’inscription de la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle dans la Charte québécoise.
[7]Le livre de Louise Melançon sur l’avortement est une excellente ressource pour de telles conversations.
[8] L’évangélisation dans le monde moderne, Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, no 18, Montréal, Fides, 1976, p. 18-19).
[9] Rédempteur de l’homme, encyclique Redemptor hominis, 14.
- Relations et les combats des femmes - 14 mars 2011
- Virage 2000 – Le pouvoir dans la communauté des disciples égales et égaux - 1 janvier 2004
- La participation chrétienne à la Marche mondiale des femmes - 15 septembre 1999