Les religions qui cautionnent une forme ou l’autre de hiérarchie entre les sexes cultivent un terreau propice à la subordination des femmes et légitiment la violence patriarcale.
La religion peut être parole et acte d’amour, de justice, de compassion, d’espérance et de solidarité de l’humanité faite homme et femme. Aux yeux de plusieurs, les grandes religions ont contribué, au cours de l’histoire, à réduire les violences sociétales et notamment à protéger les femmes et les enfants des barbaries patriarcales. On peut trouver de multiples exemples où les conditions de vie des femmes se sont améliorées dans la foulée des enseignements de Jésus, de Muhammad ou de Bouddha. Quand Jésus dit à la foule « que celui qui est sans péché lui jette la première pierre », il prend directement la défense d’une femme qui a transgressé la loi patriarcale. Quand Muhammad met fin aux pratiques d’enterrement de bébés-filles vivantes, il récuse une des formes les plus violentes de misogynie. Quand le Bouddha finit par accepter que Mahaprajapati Gautami, sa mère adoptive, fonde l’Ordre des bhikhunis, il reconnaît la possibilité d’un véritable développement spirituel pour les femmes. Mais ces récits positifs n’effacent en rien le fait que toutes les religions restent aujourd’hui porteuses de dimensions violentes à l’endroit des femmes. Certes, les agressions physiques font de plus en plus l’objet de dénonciation, mais les religions, chacune à leur façon, contribuent à reproduire des rapports sociaux de domination d’un sexe sur l’autre. Et la domination constitue une forme de violence. En maintenant des rapports d’inégalité entre les sexes dans leurs organisations, en mettant de l’avant des modèles féminins de soumission, en cherchant à contrôler la vie des femmes – notamment leur sexualité par des discours moraux misogynes –, les religions favorisent la reproduction de la violence sexiste.
Une fois que l’on a dit cela, qu’est-ce qu’on fait? Car, en pratique, les femmes sont massivement présentes dans toutes les traditions religieuses. Elles ne sont généralement pas appelées à contribuer à la « production » du fait religieux parce qu’elles sont exclues des fonctions sacerdotales et de direction. Mais elles participent directement et intensivement à sa « reproduction » en transmettant des valeurs, des croyances, des rituels à leurs enfants et, dans nombre de cas, en exerçant, sans véritable reconnaissance, différentes fonctions caritatives et pastorales dans leurs communautés. On ne peut oblitérer le fait que ces exclusions et ces différentes formes de non-reconnaissance constituent une forme de violence. Certains suggèrent aux femmes de quitter les religions parce qu’elles sont irréformables et intrinsèquement patriarcales – une voie empruntée par un nombre croissant de femmes –, là où d’autres choisissent d’explorer, avec plus ou moins de radicalité et des succès fort mitigés, des voies de changement au sein de leur tradition.
Difficile de trouver la bonne solution pour agir contre la violence. Pour ma part, je retiens deux choses. Premièrement, la société civile et les responsables politiques ne doivent pas offrir, au nom de la liberté de religion, un traitement différencié aux religions, à leurs adeptes et à leurs responsables. La tolérance-zéro concernant la violence faite aux femmes et aux enfants doit s’appliquer à tous, y compris aux organisations religieuses et à leurs membres. Deuxièmement, il serait souhaitable que les intervenantes et intervenants en matière de violence développent une meilleure connaissance du fait religieux pour être en mesure de cibler leurs interventions auprès de femmes croyantes violentées. Car dans chaque tradition, si sexiste soit-elle, il existe des ressources religieuses et spirituelles pour combattre la violence et ses effets dévastateurs. Par exemple, pour des femmes bouddhistes, la pratique de la méditation peut, dans certains cas, être plus « reconstructrice » qu’une thérapie collective. Il apparaît que la figure de la shakti peut être particulièrement inspirante pour des femmes hindoues en quête de leur énergie pour contrer la violence. Des femmes musulmanes voient pour leur part dans Aïcha, la jeune épouse du prophète, une figure combative pour s’affirmer comme personnes à part entière.
Catholicisme et violence
Le catholicisme n’est pas plus violent que les autres religions, mais il importe qu’on y jette un regard plus précis parce qu’il joue un rôle particulièrement structurant dans le développement des représentations et des rapports entre les sexes dans la société québécoise. Les papes ont certes fermement dénoncé, au cours des dernières décennies, la violence faite aux femmes et aux enfants. Ils ont convié les communautés catholiques à faire de la lutte à la violence une priorité. Mais il existe, au sein même du catholicisme, une indéniable culture productrice et reproductrice de la violence. Examinons quelques composantes de ce système.
Les représentations stéréotypées du féminin. Marie et Ève demeurent les deux figures qui traduisent la quintessence du bon et du mauvais féminin, les deux figures à partir desquelles on évalue l’ensemble des femmes et les hiérarchise. D’un côté, un féminin exalté, magnifié parce qu’à la fois vierge et mère, totalement obéissant à Dieu et, de l’autre, un féminin honni et méprisé parce que figure de tentation pour l’homme et de désobéissance à Dieu. Dépassée, cette image ? Plutôt singulièrement omniprésente dans les discours du magistère. Et porteuse de violence pour les femmes, parce qu’elle constitue une forme d’enfermement et de départage entre elles : les bonnes et les méchantes, les pures et les souillées. À cela s’ajoute la légitimation, au moins implicite, de la violence masculine parce qu’il faut bien contrôler et punir toutes ces Ève en puissance qui dénaturent l’ordre de la création et compromettent la vocation de l’homme.
Le mépris et le contrôle de la sexualité. Au cours des dernières décennies, les détenteurs du siège de Pierre se sont distingués par des discours insistants et névrotiques sur la sexualité : pas de contraception qui fait appel à des moyens mécaniques ou chimiques, pas d’avortement, pas de relations sexuelles avant le mariage, pas d’usage du condom pour empêcher la propagation du sida, etc. Mais cela n’est pas de la violence, dit-on; ce ne sont que des paroles et les gens sont capables de faire la part des choses. Ah oui ? En Afrique, la majorité des personnes qui sont atteintes du sida sont des femmes. Et nombre d’entre elles ont été infectées par des hommes à qui on a dit, au nom de la vertu de l’abstinence, de ne pas porter de condom. Le Vatican milite pour que les Nations unies coupent les fonds à des organismes humanitaires qui s’occupent de planification familiale. Pourtant, chaque année, dans les pays en voie de développement, des milliers de femmes meurent en couche. L’an dernier, le drame d’une petite fille de neuf ans, enceinte de jumeaux à la suite de viols répétés commis par son beau-père, a ému la planète. Mgr José Cardoso Sobrinho, évêque du diocèse de Recife au Brésil, a déclaré que « le viol est un péché moins grave que l’avortement » et a excommunié la mère de la fillette ainsi que l’équipe médicale qui avait pratiqué l’avortement. Plus près de nous, le cardinal Ouellet a récemment soutenu qu’un avortement, même à la suite d’un viol, est moralement considéré comme un crime. Autant de paroles « vertueuses » qui violentent directement les femmes.
La perversion du sacerdoce. Une autre zone minée : le ministère ordonné, tel que compris par Rome, tend à déposséder les baptisés de leur sacerdoce baptismal et à sacraliser le prêtre parce que gestionnaire du sacré, homme à part qui détient le « pouvoir » de faire advenir le Christ-Jésus dans l’eucharistie. Le « prix » à payer pour ce « pouvoir » est la chasteté vécue dans le célibat. La communauté des baptisés devient dépendante du bon vouloir des prêtres pour sa sanctification et ces derniers, aux prises avec la représentation éthérée du « saint prêtre », s’enlisent dans un rôle désincarné où prédomine la gestion du sacré sur la fonction de témoin de la Bonne Nouvelle. Cette privation des uns et cet enfermement des autres constituent une indéniable forme de violence en étroite parenté avec les représentations stéréotypées du féminin et les discours névrosés sur la sexualité. Ce système génère aussi l’exclusion des femmes des ministères ordonnés, une autre injustice grave et un appauvrissement des communautés en quête de figures rassembleuses. Je ne crois pas que l’ordination des femmes et le mariage des prêtres puissent résoudre tous ces problèmes mais ils corrigeraient une forme insoutenable d’apartheid et ouvriraient, à tout le moins, sur une autre anthropologie des rapports hommes-femmes et de la sexualité dans l’Église.
En effet, dans le système actuel, les candidats au sacerdoce ne bénéficient pas de conditions favorables qui permettent d’acquérir la maturité requise pour développer des rapports égalitaires avec les femmes et assumer positivement leur sexualité. Ce système pave même la voie au développement de différents désordres et dénis qui, combinés, peuvent être explosifs : croire en la supériorité du prêtre jusqu’à son impunité (être au-dessus des lois), occulter la sexualité au nom de la chasteté mais l’exercer dans la clandestinité, etc. Les scandales qui minent présentement l’Église catholique ont quelque chose à voir avec ce modèle de prêtrise. Et je ne pense pas que ce soit en réaffirmant haut et fort que seul le célibat constitue le remède à cette crise qu’il y aura sortie effective de la crise. En attendant, des femmes et des enfants continuent d’être abusés, violés, violentés …
Le rapport à la vérité, à l’obéissance et au secret. À mon avis, la clé qui verrouille ce système a beaucoup à voir avec les concepts de vérité, d’obéissance et de secret tels qu’ils se déploient dans l’Église. En effet, une partie non négligeable de sa direction croit sincèrement qu’elle détient la Vérité et est incapable de reconnaître la capacité de discernement présente dans la communauté ecclésiale. Cette vérité, qui serait transmise directement par l’Esprit-Saint au magistère, donne à celui-ci un pouvoir absolu sur ses subordonnés, clercs et laïcs confondus. Elle l’autorise à exiger d’eux soumission et obéissance. Ce système, qui s’apparente à de l’autoritarisme, mine l’Église de l’intérieur. Pensé pour assurer la cohésion et la force de cette institution, il l’atrophie et la rend incapable de se renouveler. Il gangrène l’armature morale de l’Église. Les individus ne sont pas invités à être autonomes et responsables, à exercer leur discernement moral, ils sont plutôt appelés à se plier aux exigences des autorités, à ne pas questionner leurs décisions et à obéir. Ce système, violent en soi, favorise le développement d’individus immatures et irresponsables au plan moral. Si certains y échappent, il est frappant de voir à quel point des membres de l’institution ecclésiale ont intériorisé cette obéissance infantilisante et sont paralysés devant les diktats romains. On les entend parfois se rebiffer un peu, mais ils finissent habituellement par se soumettre. Et la loi du secret, l’omerta ecclésiale, a passablement réussi, jusqu’à tout récemment, à imposer le silence pour éviter le scandale ou pour ne pas discréditer l’Église, quitte à faire subir une autre forme de violence aux personnes violentées, abusées et violées par des gens d’Église. Les récents scandales, largement médiatisés, annoncent peut-être que ce temps est révolu.
Des pistes de changement
L’Église catholique québécoise a manifesté, depuis une vingtaine d’années, une sympathie bien réelle à l’endroit des femmes et des enfants victimes de violence conjugale et une volonté de contribuer au changement culturel et social. Par exemple, le document Violence en héritage (1989), réalisé par des femmes catholiques féministes, endossé et publié par le Comité des affaires sociales de l’Assemblée des évêques du Québec, est reconnu pour la qualité de son analyse du cycle de la violence. Il cerne courageusement et efficacement les causes de la violence telles l’économie prédatrice, le patriarcat et l’histoire religieuse. La publication du document a été suivie d’une série de séances de formation dans tout le Québec – offertes en collaboration avec le Réseau des répondantes diocésaines à la condition des femmes en Église –, destinées à mieux repérer, analyser et intervenir pour contrer la violence conjugale.
Or, lorsque des femmes en Église ont interpellé les autorités sur des questions de violence vécues au sein même de l’institution ecclésiale, elles ont provoqué un sérieux malaise. Va pour reconnaître la violence conjugale, mais la violence ecclésiale reste taboue : exploitation sexuelle commises à l’endroit de femmes et d’enfants, discriminations à l’endroit de personnes homosexuelles, exclusions pour non conformité à la morale sexiste, etc. Nombre de croyantes et de croyants ont aujourd’hui la conviction que l’Église d’ici doit être en mesure d’appliquer à son organisation l’analyse et les remèdes qu’elle prône pour contrer la violence dans la société. Et on peut avancer que cette conviction est partagée par des personnes d’autres religions qui commencent à questionner, de plus en plus ouvertement, les abus de toutes sortes commis par des gens de leur tradition religieuse. La crédibilité et la pertinence sociale des religions, comme sources d’amour, de justice et de solidarité, commandent que des paroles et des actes concrets d’éradication de la violence soient posés au sein de chacune des traditions religieuses.
L’auteure est professeure au Département de sciences des religions de l’UQAM, directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et membre fondatrice de la collective L’autre Parole
Ce texte a été publié dans la revue Relations de novembre 2010 (numéro 744)
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