En retraçant la vie de Jeanne Vanasse, on saisit que dans son âme et dans son coeur, deux grandes amours ont très tôt cohabitées : Dieu et l’art. Celle qui allait devenir l’élève de Jean-Paul Lemieux et l’une des fondatrices du département des Beaux-arts du Cégep de Trois-Rivières est aussi celle qui, à 9 ans, dessinait et copiait des images, à plat ventre sur un plancher de cuisine. Mais sans faire de bruit, l’appel à la vie religieuse se dessinait tout doucement. Dieu écrit droit entre des lignes courbes, dit-on chez les soeurs. Parallèlement à l’amour des arts, la semence d’une vie consacrée a pris racine et a fleuri.
Dès leur bas âge , les enfants Vanasse – dont six sur sept ont vu le jour à Saint-Germain-de- Grantham –, ont été sensibilisés à la musique, au dessin et aux arts de la scène. « Dès ma jeunesse, j’ai été orientée vers les a rts, confie Jeanne. Dans ma famille, on avait tous le goût des arts ». Les Clercs de Saint-Viateur, établis à Joliette où demeurait à l’époque sa famille, participeront d’ailleurs au développement de cet intérêt bientôt mué en talent. L’artiste en elle se dessine de plus en plus alors que Dieu, dans son silence, l’appelle à le suivre.
Des arts de la scène surgit un jour le premier appel à la vie consacrée. Soeur Jeanne se souvient encore, comme si c’était hier, non seulement de la pièce qui en est porteuse, mais aussi de cette phrase sortie de la bouche de Jésus rencontrant la Samaritaine: « « C’est bien la pauvre humanité qui frôle le bonheur et qui passe à côté » . […] Cette phrase-là m’a déchirée », témoigne-t-elle. Son auteur, le père Gustave Lamarche, venait sans le savoir d’allumer une flamme qui aujourd’hui brille encore.
L’appel à la vie religieuse s’enracine de plus en plus. La JEC (Jeunesse étudiante catholique), dans laquel le la jeune femme est engagée, devient alors un élément déclencheur de sa vocation. Âgée de 19 ans, un baccalauréat ès arts en mains, Jeanne Vanasse prononce enfin son Ecce. Elle fera ainsi son entrée, en 1941, comme postulante au couvent des Soeurs de l’Assomption de la Sainte Vierge, à Nicolet. Par un heureux hasard – mais en est-ce bien un? – cette congrégation où Jeanne est pensionnaire depuis quelques années est particulièrement ouverte à la culture et aux arts.
VOIX ÉTOUFFÉE, VOIE ALLUMÉE
Si la vocation surgit d’un appel, être artiste est un état, note soeur Jeanne. Mais dans son cas, celui-ci ne prendra tout son espace qu’après quelques années d’enseignement. Comme la majorité des religieuses dans ces années d’après-guerre, Jeanne enseigne aux jeunes filles du collège, non pas encore l’art, mais bien les matières académiques. Le travail d’artiste dans lequel elle se réalisera le plus ne viendra que plus tard.
De fait, une voix étouffée par des cordes vocales trop serrées l’oblige, en 1956, à réorienter sa carrière. Après huit ans d’enseignement général, Jeanne retourne sur les bancs d’école. Pendant quatre ans, elle sera l’élève de Jean-Paul Lemieux à l’École des beaux-arts de Québec où l’artistepeintre la remarque. De ce dernier, elle gardera, « avant toute influence stylistique, l’intériorité des personnages ».
Sa présence aux beaux-arts surprend et détonne. Le maître Lemieux va jusqu’à lui demander de mettre en images le texte imposant de l’Apocalypse, écrit par l’apôtre Jean. Soeur Jeanne, alors trentenaire, se sent trop jeune pour se lancer dans pareil projet. « À trente ans, expliquet- elle, l’Apocalypse me paraissait comme étant un livre de monstres qui nous étaient présentés ». Aujourd’hui, par contre, avec la sagesse de ses 89 ans, et surtout baignée dans la contemplation du « Je suis le Je suis », la religieuse pense enfin être prête pour le défi.
Ses études à Québec lui ouvrent ainsi la voie sur une carrière d’enseignement de l’art, au Collège de sa congrégation. À travers ses huit années d’enseignement, elle conçoit les vitraux de la chapelle de la Maison-Mère, ainsi que ceux de la nonciature apostolique à Ottawa.
Vient ensuite un second mandat en enseignement des arts, cette fois-ci au Cégep de Trois-Rivières. Non seulement soeur Jeanne y enseignera pendant 20 ans, mais elle y fondera le département des arts plastiques. En 2009, on donne en son honneur le nom d’Espace Jeanne-Vanasse à une salle d’exposition du Cégep destinée aux arts visuels.
Sans vouloir faire de jeu de mots, soeur Vanasse avoue aujourd’hui que sa voix lui a ouvert la voie. « C’aurait éclos un jour où l’autre, estime-t-elle, parce que c’est trop fort en moi ce besoin que j’ai d’exprimer ce que je vis. Ma peinture, c’est vraiment l’expression de ma vie intérieure … ».
Avec l’enseignement des arts, soeur Jeanne s’est inscrite dans la tradition des Soeurs de l’Assomption. Dès le début de la congrégation, beaucoup de ces femmes ont occupé des postes d’enseignement de l’art: broderie, musique, peinture, dessin. Malgré les considérations de certains curés pour qui, à cette époque, ces disciplines représentaient des « arts d’agrément », voire du superflu, les Soeurs de l’Assomption ont poursuivi leur quête du beau dans un monde qui, selon les mots de sainte Mère Teresa « a faim, non seulement pour la nourriture, mais aussi pour la beauté ».
Et justement, un prix prestigieux portant le nom de la sainte sera décerné à Jeanne Vanasse, en 2005, par l’Institut d’Art sacrée Sainte-Bernadette, aux États-Unis. Soeur Vanasse est mise en nomination au Prix mère Teresa pour son rôle comme artiste contemporaine canadienne, notamment dans le domaine de l’imagerie sacrée. Elle siège ainsi aux côtés d’imposants récipiendaires dont, entre autres, le pape Jean-Paul II (à titre posthume), le président Jimmy Carter, Mel Gibson et Oprah Winfrey. Ce prix reconnaît les réalisations de ceux et celles qui embellissent le monde, en particulier dans l’art religieux, la justice sociale et les arts en général. Un très grand honneur qu’elle accueille en toute humilité.
À LA SOURCE DE L’OEUVRE
Si on se donne le temps de le faire, on arrivera à lire Jeanne Vanasse dans toutes ses oeuvres. Comme l’écrivain s’inspire de sa vie pour écrire, l’octogénaire puise son inspiration à la source de sa vie intérieure.
Soeur Vanasse ne se cache pas d’être une grande amoureuse de Dieu. Au même titre qu’elle admet sans gêne avoir besoin de silence, et parfois ne pas vouloir en sortir. « Je pourrais rester dans mon atelier jusqu’à minuit si je n’étais pas raisonnable », avouet- elle. Dans ce petit sanctuaire habité de silence, elle se terre dès le début de l’aprèsmidi, moment où son énergie et son inspiration sont à leurs meilleurs. « Se recueillir, c’est se cueillir encore, explique-t-elle. J’ai besoin de silence pour me recueillir ».
À reconnaître ce si grand besoin d’intériorité, on pourrait ici se demander si la vie monastique aurait pu lui plaire. Des liens peuvent facilement se faire entre sa vie actuelle et la vie contemplative. Mais la principale intéressée ne regrette rien: « Le cloître n’aurait pas été ma place ».
N’en demeure pas moins que dans le silence du soir, bercée par la prière d’Élizabeth de la Trinité – Mon Dieu, Trinité que j’adore –, soeur Jeanne s’est approprié, pendant plus de 20 ans, le Cantique des Cantiques sous forme de poèmes. « Pour l’artiste, ce dernier représente l’amour, tout comme l’amour entre deux époux, entre chaque être humain et Dieu, au même titre qu’entre l’Église et Dieu. Mes images représentent deux être anxieux ou sereins qui jouent à cache-cache, se perdent, se cherchent et se retrouvent ». Depuis 1978, le Cantique des Cantiques a été son principal sujet d’inspiration. « C’est facile dans ce poème-là d’exprimer la tendresse », partage la peintre.
Soeur Jeanne peint pour dire autrement, à travers des personnages qui flottent. « Dans mes peintures depuis le début, ce sont toujours des personnages qui volent, qui ne sont situés nulle part », précise-t-elle. Pareils à des corps glorieux, font-ils peut-être office de ce besoin qu’a la religieuse de se libérer de la matière?
Jamais non plus le contenu d’une toile n’est connu d’avance. « Dans la création, on ne dit pas « je vais peindre un ange ». Je commence en général avec des taches ». De ces taches de couleurs naîtront des oeuvres qui porteront une présence sacrée jusque dans ses natures mortes. Comme l’art est vivant, la religieuse laissera chacun de nous y découvrir un visage différent du message qui est transmis. « Un tableau vit, confirme l’artiste. Il continue à vivre comme la Parole parce que je souhaite que Dieu parle à travers mes toiles ».
UNE OEUVRE INCLASSABLE
De Lausanne en Suisse, pour un stage à l’atelier Prolitho en passant par La Maurinié quatre ans plus tard pour un stage à l’atelier de Nicolaï et de Marie- Thérèse Greschny, soeur Jeanne Vanasse compte à son actif une dizaine d’expositions individuelles et une vingtaine d’expositions collectives, tant au Québec qu’à l’étranger. En cherchant à qualifier l’ensemble de son oeuvre, on a dit que la religieuse se rangeait parmi les surréalistes inclassables. En dépit de ces réalisations et reconnaissances, l’artiste admet bien humblement qu’en cinquante ans de carrière, il lui soit arrivé de demeurer sans mot devant une toile blanche. « Il y a eu plusieurs périodes dans ma vie sans inspiration, avoue-t-elle. Depuis octobre dernier, j’étais incapable de prendre le pinceau ». Mais le travail reprend tranquillement avec les bourgeons qui éclosent. À l’entrée de son atelier, à quelques mètres à peine d’un Christ glorieux inachevé, un canevas tout gris sur chevalet rappelle à l’artiste le terrifiant projet porté dans le secret de son âme depuis son passage à l’École des beauxarts: le projet de mettre en images le livre de l’Apocalypse.
Son professeur, le défunt peintre Jean-Paul Lemieux, aura semé, il y a 50 ans, une graine dans la terre sacrée d’un immense talent. « Je me sens vraiment poussée à le faire puisque ça ne m’a jamais quittée », dit soeur Jeanne, faisant référence à son projet comme à un appel incessant. Cette oeuvre en devenir devrait nous faire découvrir toute la tendresse et l’espoir du Christ, révélés à travers l’âme et les yeux d’une grande artiste.
Cela se déploiera en une vingtaine de tableaux au centre desquels l’icône du Christ Pandokrátor, commencé il y a 20 ans, devrait figurer comme pièce maîtresse. « Il s’agit du Christ présent dans presque tous les chapitres » , ajoute soeur Jeanne. Dans l’Apocalypse, complète-telle, il y a toujours l’Église et le Christ réunis par l’amour. « J’aimerais présenter de ce livre une perspective différente de celle du cinéma, c’est-à dire une perspective d’espérance. Le livre de l’Apocalypse n’est pas un livre d’horreurs, bien qu’existe l’horreur tout au long de l’Histoire de l’humanité ».
Les lectures dont Jeanne Vanasse s’est nourrie, depuis toutes ces années, lui font d’ailleurs mieux comprendre à quel point le livre de l’Apocalypse est beaucoup moins effrayant qu’on ne pourrait le croire. « Les prophètes parlent pour les gens de leur temps, résume-t-elle. Ils vocifèrent contre les injustices, notamment le pouvoir, l’argent et l’égoïsme, et ce, dans l’espoir que certains comprennent ».
Pour Soeur Jeanne, le défi est maintenant d’arriver au texte et non de partir de ce dernier. Ce qui lui incombe, c’est d’exprimer « beaucoup de tendresse ».
UN HÉRITAGE
Que retiendrons-nous de l’oeuvre grandiose de cette artiste mystique? Bien audelà de ce que nos yeux peuvent voir, se dessine un amour pour Dieu qui n’a pas de mot. « J’aimerais que les gens ressentent que c’est la joie d’aimer Dieu dont je souhaite témoigner ».
Devant l’oeuvre de cette femme, nous faut-il à présent prendre le temps de nous arrêter pour être en mesure de lire, jusqu’au fond, le bonheur dégagé à l’exprimer? Comme l’assure saint Jean, l’auteur de l’Apocalypse: « C’est Lui qui vaincra à la fin des temps »,
Et c’est aussi « Lui » qu’elle veut mettre en avant à chaque rencontre qu’elle fait… pareil au tressaillement qu’ont ressenti Élisabeth et Marie, quelque part dans le temps.
Texte publié dans la revue Présence magazine de juin-juillet-août 2011 et reproduit avec les permissions requises.
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