Espérance têtue, patience historique, résistance et résilience, autant de mots clés affichés aux babillards des laboratoires de solidarité féministe. Créativité, imagination dans la recherche des alternatives sont les compléments nécessaires de notre condition de citoyennes et chrétiennes. Ainsi avons-nous multiplié les analyses et les initiatives pour déblayer la route d’une pleine participation des femmes à la mission de l’Église. Une route si longue qu’on se demande parfois à quelle étoile accrocher encore et encore nos visions et nos rêves. Faut-il vraiment continuer le combat et le mener jusqu’au bout quand on a l’impression de faire du sur place?
« Il n’y a que la plongée au plus profond de soi et la solidarité avec d’autres qui peuvent donner la volonté et la liberté nécessaires pour ouvrir un avenir. » C’est la voie que nous indiquait Élisabeth Garant dès l’ouverture de son allocution au rassemblement de Femmes et Ministères du 29 octobre 2011; sa réflexion se terminait par un vibrant appel : « Il faut garder l’espérance! »
L’espérance, voilà bien le mot clé de notre cheminement, celui qui est derrière nous, celui qui s’annonce. Pour en parler aujourd’hui, je veux m’inspirer de la magnifique allégorie de L’homme qui plantait des arbres. Ce récit de Jean Giono s’infiltre dans l’âme comme une source d’eau fraîche et généreuse, surtout quand il est associé aux fabuleux dessins de Frédéric Back. Allons y boire…
L’homme qui plantait des arbres, un texte de Jean Giono illustré par Frédéric Back
L’homme qui plantait des arbres raconte l’histoire d’Elzéard Bouffier, un berger provençal, qui reboise patiemment un coin de pays d’où la vie s’était retirée. La fascination du narrateur pour l’homme et sa mission l’amène à retourner à la montagne à plusieurs reprises.
Il y voit un paysage désolé et balayé par les vents se transformer graduellement : des sources, des champs cultivés et des villages bourdonnants de vie renaissent au cœur d’une incroyable forêt issue du travail tenace d’un seul homme habité d’une rare générosité.
(Synopsis tiré de la présentation sur Internet du film d’animation de F. Bach)
1. Sortir de la désolation
Cultiver l’espérance ne nous épargne pas les temps de désolation. Or tous les maîtres spirituels conseillent de ne pas mariner dans la tristesse et l’amertume. Déception, colère, fatigue et frustrations accumulées engendrent le mal-être. Vaut mieux en sortir, mais comment? Le promeneur solitaire de Giono en a fait l’expérience. « Je me trouvais dans une désolation sans exemple. Je campais à côté d’un squelette de village abandonné. Je n’avais plus d’eau depuis la veille et il me fallait en trouver (Giono, p. 8). À cinq heures de marche de là (…) il me semble apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire, debout (…) je me dirigeai vers elle. » (p. 11)
Il est en marche mais l’essentiel lui manque : l’eau, condition de vitalité intérieure. Pour continuer de marcher en dépit de sa lassitude il doit sortir de sa solitude, tendre la main, trouver la sœur, le frère d’armes. S’asseoir en silence à côté de l’autre qui a gardé le souffle et qui a trouvé un chemin de fécondité, après avoir marqué ses repères et dissipé son angoisse. L’autre a parfois le visage d’un indigné qui a appris à porter ses blessures; chaque matin il franchit le seuil de la maison pour apercevoir la petite silhouette qui fera quelques pas avec lui. Le promeneur de Giono a eu de la chance : « C’était un berger (…) il me fit boire à sa gourde et un peu plus tard, il me conduisit à sa bergerie » (p. 12).
Bien sûr, il faut s’abreuver à son propre puits. Mais il faut parfois consentir à tirer à quatre mains sur les plantes étrangères qui obstruent l’entrée du puits. Et boire à la gourde qui nous est offerte, le temps de refaire ses forces pour réapprendre comment avoir accès au puits. Qui peut donc nous offrir une gourde pleine d’eau désaltérante? Elle coulait hardiment à Québec, au rassemblement du 29 octobre 2011 concocté par Femmes et Ministères pour célébrer 40 ans de ténacité des femmes en Église. Elle est à portée de main chez les agentes de pastorale et les femmes de nos paroisses qui assument leur humble service dans la plus grande simplicité. Je l’entends couler là-bas, en Gaspésie, dans cette initiative qui fera surgir une sculpture en mémoire des femmes du Québec artisanes de notre histoire. Je la découvre dans cette persévérance des Femmes décidées de Jacmel (Haïti) à préparer depuis deux ans un centre d’hébergement pour leurs consœurs victimes de violences domestiques.
Accéder à l’eau vive en ouvrant l’Évangile aussi : « Donne-moi à boire », dit la Samaritaine à Jésus de Nazareth assis au bord du puits de son village. Se trouvant lui-même en terre étrangère il espérait qu’on lui offre une gourde. Il parla le premier de son besoin, de son manque. L’autre reconnut aussi son manque et joua le jeu de la rencontre avec cet étranger. On connaît la suite : la Samaritaine dépassa son histoire personnelle en invitant son peuple à reconnaître une parole de salut.
2. Porter attention aux signes de vie
Revenons au promeneur de Giono. Invité à passer la nuit chez son hôte, il observa celui-ci qui tira de son sac une grosse quantité de glands et « se mit à les examiner l’un après l’autre avec beaucoup d’attention » (18). Le berger qui avait pris soin de son troupeau « avait jugé que le pays mourait par manque d’arbres (et) il avait résolu de remédier à cet état de choses » (p. 22). Depuis trois ans, il plantait des chênes pour chasser la solitude et faire revenir la vie. Le promeneur se fit cette réflexion : « Il ne s’était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter » (p. 26). Déposer en terre des centaines de petits glands lui avait paru plus important pour l’avenir.
Qu’avons-nous fait depuis des décennies, nous femmes en Église, sinon tirer de notre trésor du vieux et du neuf? Je pense entre autres aux efforts de relecture des textes bibliques pour en extirper les personnages féminins, examiner leurs expériences, en tirer des figures types et dans le cas des Évangiles, nous réapproprier le sens des rapports de Jésus avec les femmes de son temps. Nous n’avons pas fini de nommer nos découvertes en ce domaine et, surtout, de les partager avec nos contemporains, femmes et hommes, au sein de l’Église et ailleurs. Comme les glands de chêne inspectés avec soin, ce patient labeur des exégètes et des théologiennes enrichi et relayé par les praticiennes de terrain n’est-il pas un ferment d’avenir? Des communautés de disciples égaux ont émergé en mémoire d’elles et pris le goût des célébrations qui font place à tous les membres du peuple de Dieu.
Plus rude et sans doute plus éprouvant, il y a le travail au quotidien contre les préjugés tenaces, les résistances subtiles, les refus d’aller plus loin sur la voie évangélique. Où puiser la force de tenir, de persévérer? Le coude à coude des solidarités lucides est ici le gage d’une espérance qui peut durer, endurer, perdurer. Lorsqu’il aperçoit quelques années plus tard la jeune forêt en expansion, le narrateur du récit de Giono se fait la réflexion suivante: « Je ne l’ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse! Je n’ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant ce que, pour assurer la victoire d’une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir » (p. 31).
C’est l’espérance qui donne la vision. Une vision qui féconde la passion partagée d’une Église au service d’un monde de justice et de compassion.
3. Planter des arbres
Scrutons un peu l’air du temps. La période que nous traversons est caractérisée par des mouvements contradictoires. Pour n’en nommer que quelques-uns, pensons à l’immense soif de liberté qui s’exprime chez des peuples que l’on pensait condamnés encore longtemps à des formes d’oppression, tandis que certains pays démocratiques augmentent les contrôles de population; notons que les pays développés expérimentent à la fois le foisonnement technologique, signe de progrès et facteur de mondialisation, et une réelle insécurité économique qui incite à protéger ses acquis et favorisera la montée du conservatisme social et religieux; et fait indéniable, il existe un double mouvement de brassages des populations et des recherches identitaires accentuées.
Dans un tel contexte économique propice aux dérèglementations, le monde du travail sera inévitablement secoué. Il faut s’attendre à voir notre milieu aux prises avec la baisse des revenus de retraite et les pertes d’emplois, sources de nouvelles formes d’appauvrissement voire de misère humaine. Nous croiserons de plus en plus des femmes et des hommes courbés sous le poids des choix et des contraintes imposés par les grands décideurs. Les priorités de nos gouvernements indiquent déjà la préséance des dépenses militaires sur les réponses aux besoins vitaux des populations.
En relisant le récit de Luc 13, 10-17 sur la guérison d’une femme infirme un jour de sabbat, nous trouvons en Jésus un modèle de leadership aussi attentif à relever la femme courbée qu’à libérer le chef de la synagogue de son attachement prioritaire à la loi. Là où nous les chrétiens, en particulier les femmes en Église pouvons faire une différence, c’est dans le ministère de vigilance, de conscientisation et d’interpellation que nous pouvons accomplir à la manière de Jésus de Nazareth : accompagner les femmes courbées dans leur démarche de libération et inciter les responsables hiérarchiques de nos Églises à remplir leur mission prophétique au sein de nos communautés et en interpellant sans ambiguïté les leaders politiques. Que nos structures, même inadéquates, servent les intérêts de la justice et de la dignité humaine : voilà une raison de persévérer dans la mission. Il nous sera peut-être donné de façonner une terre nouvelle qui ressemblera à un jardin bien irrigué, comme le spectacle de résurrection par lequel Giono termine le récit de l’homme qui plantait des arbres :
« L’espoir était donc revenu… C’était désormais un endroit où l’on avait envie d’habiter (42). Les vieillies sources, alimentées par les pluies et les neiges qui retenaient les forêts, se sont remises à couler. On a canalisé les eaux. À côté de chaque ferme, dans des bosquets d’érables, les bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches » (45).
Le 10 janvier 2012
Les citations sont tirées de
L’homme qui plantait des arbres. Un texte de Jean Giono illustré par Frédéric Back, Éditions Gallimard pour le texte de Jean Giono, 1983. Société Radio-Canada, 1989, pour les illustrations de Frédéric Back.
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