Jeanne Lemire, c’est tout le contraire de la résignation. Quand elle pose le pied sur le plancher de la Librairie Paulines à l’aube – bien avant l’arrivée du personnel – c’est pour faire tourner la roue de l’avenir en s’attaquant au présent, au réel qui résiste aux bonnes intentions. En qualité de gérante de la Librairie Paulines de Montréal, Jeanne a déployé une incroyable somme d’énergie pour que l’entreprise devienne un centre d’animation et de diffusion du savoir qui a innové : la librairie spécialisée dans le domaine religieux est aujourd’hui une librairie générale jumelée à un centre d’animation culturelle, doublé d’un Café ouvert aux amoureux du livre et aux gens du quartier Rosemont.
On ne s’étonne donc pas que le Salon du Livre de Montréal 2011 lui ait décerné le Prix Fleury-Mesplet pour l’excellence de sa contribution à la chaîne du livre et le développement de la Librairie Paulines. On se réjouit qu’elle soit la première femme libraire à recevoir cet honneur, le prix étant dédié à l’édition québécoisei. En recevant ce prix, le 18 novembre 2011, Jeanne révèle son sens de l’équipe : « Je reçois avec joie ce prix et je ne peux m’empêcher d’y associer ceux et celles qui collaborent avec moi pour donner une couleur à la librairie Paulines : je nomme les Filles de Saint-Paul, l’équipe des libraires et de l’animation de la salle Paulines. »
Un parcours de libraire
Tout le parcours de Jeanne Lemire s’inscrit dans les Librairies Paulines qui sont des lieux d’information et de diffusion de la pensée où les Filles de Saint-Paul inscrivent leur mission culturelle et évangélisatrice à Montréal depuis 1952, à Trois-Rivières depuis 1993, et à Saint-Jérôme de 1974 à 2004.
Jeanne a commencé au bas de l’échelle sa mission de libraire. Elle débute par un travail à temps partiel en imprimerie pour apprendre le collage et la coupe des livres. Fin des années 60, elle organise des expositions de livres dans les écoles primaires, incluant un volet d’animation en classe. Entre 1970 et 1975, elle fait de l’animation au camping pendant sa période de vacances. De 1972 à 1975, elle entreprend des études en théologie à l’Université de Montréal. Elle va ensuite habiter à Saint-Jérôme durant huit ans, travaillant successivement un an au service diocésain de l’Éducation de la foi des adultes, deux ans comme animatrice de pastorale à la Polyvalente et assumera la gérance de la librairie Paulines de Saint-Jérôme durant cinq ans.
De retour à Montréal, l’aventurière planifie et réalise des tournées d’auteurs un peu partout au Québec (1983-1987), tout en assumant depuis 1987 la gérance de la Librairie Paulines de la rue Saint-Denis. Après un intermède de six ans (1989-1995) – pour exercer la fonction de responsable régionale de sa congrégation – Jeanne va participer avec sa communauté au renouveau de cette même librairie relocalisée depuis 2006 sur la rue Masson, dans le quartier Rosemont.
Le travail en librairie s’inscrit dans des réseaux divers; Jeanne Lemire s’y trouve à l’aise et obtient facilement la reconnaissance de ses pairs qui sollicitent sa participation. Elle collabore régulièrement aux Journées du livre, aux expositions du livre religieux. Au tournant des années 2000, elle a été membre du conseil d’administration de l’Association des Libraires du Québec (ALQ). Elle a présidé le comité de suivi du Rapport Larose sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre au Québec. Elle a travaillé avec énergie à une table de concertation à la recherche d’un consensus sur le prix réglementé du livre. Cette réflexion s’est d’ailleurs poursuivie jusqu’en 2010 avec un consensus de la chaîne du livre; il reste à connaître la réponse de la Ministre de la Culture. Jeanne n’est plus membre de ce groupe de traail mais elle ne manque aucune occasion d’informer les députés qu’elle rencontre au hasard, pour leur demander d’être vigilants quand le sujet sera abordé en Chambre.
En recevant le Prix Fleury-Mesplet, fidèle à ses convictions, elle saisit l’occasion de valoriser les efforts déployés depuis de nombreuses années par les artisans du livre :
« La librairie indépendante demeure précaire et fragile : mais je suis quand même persuadée que la conjugaison des efforts à différents paliers aide et aidera à maintenir un réseau fort. J’insiste auprès du ministère et de la Ministre de la Culture afin que le prix réglementé soit une réalité dans les meilleurs délais. »
En plus de contribuer à ces nombreuses activités professionnelles, Jeanne est à pied d’œuvre avec ses collègues du matin au soir. Qu’elle reçoive un client, s’entretienne avec les représentants d’une maison d’édition nationale ou étrangère, ou qu’elle participe à une table de concertation, Jeanne Lemire a la réputation d’avoir son franc-parler… parsemé de succulentes expressions typiquement québécoises. Et on recherche son opinion toujours empreinte de vérité et de réalisme.
Une alliée de Femmes et Ministères
Les membres du réseau Femmes et Ministères ont une raison supplémentaire de partager la joie de la récipiendaire du prix : le nom de Jeanne Lemire figure sur les listes de membres de 1986 à 2002. En plus de mettre son savoir-faire au service du groupe comme trésorière, elle nous a sensibilisées à l’éthique du monde du livre. Pendant les temps de réflexion et de délibération, Jeanne écoute longuement, puis sa parole bien campée s’exprime clairement. Sa vision des choses, riche d’une analyse vigoureusement fondée sur le réel, rallie les esprits et les cœurs, souvent dans un grand éclat de rire en écho à une langue colorée.
Parmi les échanges mémorables qui parsèment les rencontres du réseau, rappelons que « les nouvelles » étaient invitées à présenter quelques éléments de leur cheminement. Jeanne n’y échappa point. Inoubliable fut le récit de Jeanne et de sa vocation de Fille de Saint-Paul, qui a commencé à l’âge de 16 ans : « Des sœurs qui se promènent à bicyclette à travers les rangs des paroisses du diocèse de Nicolet pour vendre des Bibles et autres livres, glissent en traîneau pour gagner du temps et des énergies, c’était du jamais vu! » Et Jeanne d’adopter à son tour la vocation de religieuse libraire, aventurière de la Parole. Ses parents, surpris d’une décision qui allait interrompre les études de leur fille aînée, ont tout de même osé réclamer de la communauté qu’on lui demandera, après le noviciat, de poursuivre sa formation académique.
Jeanne a également facilité la collaboration de Femmes et Ministères avec les éditions Paulines, dirigées par sa collègue Vanda Salvador. Cette maison d’édition a accompagné plusieurs initiatives du réseau Femmes et Ministères – ou de ses membres – pour faire avancer la réflexion sur le changement vers une Église davantage missionnaire et ouverte à la culture partenariale. (Voir la liste présentée en annexe)
Tout au long et au-delà de ses années d’appartenance au réseau Femmes et Ministères, Jeanne Lemire est une alliée de la cause des femmes dans la société et dans l’Église. Femme de foi enracinée dans l’Évangile, elle reconnait et valorise les pratiques non discriminantes de Jésus de Nazareth. Lectrice de la Parole, elle en assume toutes les facettes, sans se retrancher dans les zones confortables de l’ordre établi. On sent chez elle une sorte de zèle, de passion pour le Royaume à faire advenir afin que notre Église, consentant aux volontés profondes de Dieu pour le salut de l’humanité, retrouve une crédibilité nécessaire à l’évangélisation.
Une femme vaillante
Que retenir de cette Québécoise bien enracinée dans son terroir et si attachante? Clairvoyante, elle saisit l’air du temps. Éducatrice, elle cultive chez le public qui fréquente la librairie l’ouverture à l’universel. Femme libre, elle ne tolèrerait pas de se laisser enfermer dans des remarques qui frôlent la censure dans le choix des livres. Éprise de justice sociale, Jeanne en accepte les règles dans ses pratiques professionnelles et refuse de céder aux jeux de pouvoir et d’influence. Persévérante, elle ne choisit pas la voie facile quand elle est convaincue de l’importance d’une cause à défendre. Travailleuse acharnée, elle ne refuse aucune besogne pour réaliser sa mission d’évangélisation par la culture et dans une culture donnée.
Une femme vaillante, qui ne voudrait rechercher sa compagnie et ses conseils? En mémoire d’elle, on relira le Sage qui laisse éclater son admiration (Proverbes 31).
Le 13 décembre 2011
ANNEXE
Ouvrages publiés aux éditions PAULINES reliés aux travaux de Femmes et Ministères
1991. Yvonne Bergeron. Partenaires en Église. Femmes et hommes à part égale.
1995. Lise Baroni, Yvonne Bergeron, Pierrette Daviau et Micheline Laguë. Voix de femmes. Voies de passage, fruit d’une recherche-action sur les « pratiques pastorales et enjeux ecclésiaux » menée par les théologiennes du réseau.
1995. Céline Girard (dir.) et Gisèle Bricault (coll.), Voies d’espérance. Démarches d’animation pour une Église en changement.
1997. Pleins feux sur le partenariat en Église. Actes du Symposium Le partenariat hommes et femmes en Église.
1997. Céline Girard. Des outres neuves pour le vin nouveau. Démarches d’animation pour développer une culture partenariale en Église. Suite au symposium sur le partenariat auquel des membres de Femmes et Ministères ont été associées.
2000. Pierrette Daviau. Projets de femmes. Église en projet. Jalons d’analyse socio-pastorale.
2002. Jacinthe Fortin (dir.) La 25e heure pour l’Église. Guide d’animation pour des rencontres –salon. Femmes et pouvoir, Femmes et violence. Femmes et pauvreté. Suite au projet Virage de Femmes et Ministères.
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